Histoire de venir humblement soutenir Emmanuel Demarcy Mota, Romeo Castellucci et toute l’équipe du Théâtre de la Ville, j’ai fait une synthèse d’un papier de Hughes Le Tanneur et du texte du spectacle tel qu’il est distribué dans le programme de la représentation de « Sul concetto di volto nel figlio di Dio » qui, depuis plus d’une semaine, est l’objet d’une attaque d’une rare violence de la part de militants ( ?) d’extrême droite. J’ai assisté à une représentation de ce bouleversant spectacle mercredi 25. En dépit d'un invraisemblable contrôle des entrées avec fouille au corps, les catholiques intégristes ont tenté à trois reprises d'interrompre la pièce. Emmanuel Demarcy Mota est intervenu à deux reprises la voix mal assurée pour demander au public de ne pas répondre à la violence par la violence et informer l'assemblée qu'il allait porter plainte contre les manifestants. Il m’a fallu plus de 48 heures pour pouvoir en parler sans avoir la voix troublée par des larmes suscitées à la fois par l’inqualifiable agression de ces fous de Dieu et par la réalité de ce spectacle dont j’ignorais tout quand j’ai réservé ma place le 8 octobre. Je pensais innocemment découvrir le théâtre de Castellucci. J’ai légèrement modifié le texte de Le Tanneur pour qu’il corresponde au plus près à ce que j’ai vu sur scène (entre Avignon et Paris, il y a eu quelques modifications). Contrairement à ce que proclament ces, il faut le dire, rares excités, ce "Concept de visage du fils de Dieu" est éminemment Chrétien. Il n'est question ici que d'amour et de sacrifice et, évidemment, de doute puisque nous parlons ici de l'humanité avec toute sa terrible fragilité. Dernière précision, j'ai échappé par un curieux hasard et ce de quelques minutes à l'attentat du samedi 22 octobre 1988 du Cinéma St Michel qui projetait "La dernière tentation du Christ" de Martin Scorsese. Un mort fut à déplorer. Je n'ai donc aucune sympathie pour ces extrêmistes d'un autre temps.
« « Là où il y a de l’être, ça sent la merde », disait Antonin Artaud. L’équation n’est peut-être pas enthousiasmante, mais elle correspond incontestablement à une dimension incontournable de la réalité. Pour autant, le moins que l’on puisse dire au sujet de la merde, c’est qu’elle fait désordre. Jusqu’à certaines expressions qui signifient que les choses vont mal, du style « on est dans la merde ». Dans une large mesure, en dehors du contexte médical, ce qui a trait à nos excréments relève peu ou prou du tabou. Rien d’étonnant donc si aux excréments est associé la notion de souillure. En imaginant pour ce spectacle un décor d’une blancheur immaculée, Romeo Castellucci installe son drame dans un espace high-tech d’une impeccable pureté, le contraire de la souillure. La blancheur domine absolument dans cet appartement moderne où un vieil homme en peignoir blanc, assis sur un canapé blanc regarde la télévision. Jusqu’à ce lit non défait sur un côté de la scène, lui aussi d’un blanc irréprochable.
Mais n’y aurait-il pas déjà quelque chose de suspect dans toute cette blancheur ? Quel secret se dissimule derrière tant de propreté ? Metteur en scène, mais aussi plasticien Romeo Castellucci est parfaitement conscient de l’impact symbolique de la blancheur. C’est même un thème récurrent dans ses spectacles. Car cette blancheur obsessionnelle finit par devenir inquiétante, rappelant ce qu’écrit Herman Melville dans « Moby Dick » quand il parle « d’une sorte de peur mystérieuse cachée dans l’idée qu’on se fait de cette couleur ; quelque chose qui, bien plus que le rouge effrayant du sang, saisit l’âme d’une peur panique ». Certes, mais pour le moment, rien ne semble troubler la quiétude de cet espace sans tache. Apparemment le calme règne. Le plus étrange étant peut être la présence légèrement en retrait au milieu de la scène, d’un portrait agrandi du Christ d’après le « Salvator Mundi » d’Antonello da Messina. Il y a aussi ces voix que l’on entend en fond sonore. Une rumeur qui enfle. Des milliers de voix qui se mélangent, comme des flux contradictoires. Des voix qui passent parfois à l’envers ou qui s’expriment dans des langues différentes.
« Tout va bien, père ? ». Un jeune homme s’est approché du vieillard. Il veut savoir si celui-ci a bien dormi. Comment il va. Ce qu’il regarde à la télévision. Le père se lève avec difficulté. Il y a une tache marron sur le canapé. Une autre tache macule le peignoir blanc. Le fils entreprend d’aider son père. Il le change comme un bébé. Mais bientôt le sol est couvert de taches. Le père ne peut retenir son incontinence. Cela prend des proportions épiques. Il y en a partout. Stoïque, le fils nettoie au fur et à mesure. Mais il est vite débordé. C’est un effort infini, désespérant, monstrueux – sans parler de l’odeur… Il y a quelque chose d’accablant dans ce combat absurde. Impossible en même temps de ne pas percevoir la portée symbolique de cette troublante relation où un fils s’acharne à faire disparaître les saletés de son père. Le symbole étant encore renforcé par l’absence de toute présence féminine. Désespéré, le fils se tourne vers le portrait du Christ comme s’il demandait de l’aide. La scène s’enfonce dans une pénombre inquiétante.
Le portrait du Christ s’enfonce dans le noir. La musique composée par Scott Gibbons donne l’impression de glisser dans des profondeurs abyssales comme si l’on était emporté dans un maelström. Le visage apparaît, disparaît, apparaît de nouveau. Il se déforme, défiguré par des coulées d’encre noire. On est pris dans une sensation trouble d’opacité, et en même temps intrigués comme si l’on était confronté à une énigme indéchiffrable. La dimension religieuse et mythologique domine. Les questions de souffrance, de l’amour filial, de l’étrangeté de la condition humaine, de la dimension parfois sacrée de la souillure, de la difficulté à la représenter sont autant de thèmes complexes évoqués par ce spectacle de haute tenue. Il n’est pas innocent par exemple de lire sous la plume de Paul Ricoeur la remarque suivante : « La souillure elle-même est à peine une représentation et celle-ci est noyée dans une peur spécifique qui bouche la réflexion ; avec la souillure nous entrons au règne de la Terreur ». N’est-ce pas justement à l’irreprésentable que s’attaque Romeo Castellucci dans ce spectacle dont l’impact est d’autant plus profond qu’il soulève une foule de question ? »
LE FILS - Papa ?
LE FILS - Papa ?
LE FILS - Ca va Papa ?
LE PERE - …
LE FILS - Comment vas-tu ce matin ? Tu as bien dormi ? Qu’est-ce que tu regardes ? Qu’est-ce qu’il y a à la télé ?
LE PERE - … les… les… animaux…
LE FILS - Oh ! Un documentaire, c’est bien. C’est quoi ? Des pingouins ? Voilà, j’ai préparé tes « bonbons »…
LE PERE - Quel cochon ! Eh… eh… eh…
LE FILS - Ok, Papa. Je dois y aller. A plus tard.
Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne te sens pas bien ?
LE PERE - Non, c’est que…
LE FILS - Tu as fait ? Tu as fait ? Ok, c’est bon.
Je vais changer ta couche, si tu as fait.
LE PERE - …
LE FILS - Eh, c’est pas grave. Papa. Viens ici, je vais te changer.
Attends une minute, je reviens tout de suite.
LE FILS - Et voilà !... Papa, les chaussons !!!
Allez, enlève ton peignoir maintenant.
LE FILS - Allez Papa, c’est bon, assieds-toi.
Je vais chercher de l’eau. Je reviens.
LE PERE - Pardon, pardon, je suis désolé, pardon…
Je suis désolé, c’est juste que…
LE FILS - Regarde, tu n’as pas à t’excuser, tu sais. Je te l’ai déjà dit.
Allez Papa, on se lève…
LE FILS - Tout va bien, Papa…
LE PERE - Pardon.
LE FILS - Tais-toi et aide-moi plutôt à te changer. Tourne-toi. Attends, je soulève ton maillot. Voilà…
Tu sens mauvais, tu es vraiment un petit crassou, tu sais, Papa ?!
LE PERE - …
LE FILS - Mais non, je plaisante. Tu sais, on sent tous mauvais quand on le fait.
Ca va Papa ? Est-ce que l’eau est trop froide ?
LE PERE - Non.
LE FILS - C’est bon, alors.
LE PERE - Oui.
LE FILS - Je vais chercher une serviette.
LE FILS - Allez Papa, assieds-toi maintenant.
Ce soir Tata va venir nous voir.
LE PERE - Mais je m’en fous moi de Tata.
LE FILS - Oh, mais où est-ce que tu as mis tes mains, Papa ? Non !
LE FILS - Fais voir tes mains… c’est bon… on va les laver.
LE PERE - Pardon… Je suis désolé… Je suis désolé…
LE FILS - Arrête de t’excuser. Ca m’énerve… Allez Papa.
LE FILS - C’est bon. Ca va…
LE FILS - Qu’est-ce qu’il y a Papa ? Tu te sens toujours pas bien ? Tu as encore envie ?
LE PERE - Non, c’est juste que…
LE FILS - Mais qu’est-ce que tu as mangé ?
LE PERE - Pardon, je suis désolé…
LE FILS - Ne t’inquiète pas, Papa… Lève-toi maintenant…
LE FILS - Putain, Papa, t’arrives pas à te retenir ?
LE PERE - Désolé, je suis désolé…
LE FILS - S’il te plaît, arrête de t’excuser, Papa ! Ca suffit maintenant !
LE PERE - Non, désolé, je suis juste…
LE FILS - Peut-être que tu es fatigué ? On va aller se coucher ? Je vais chercher tes médicaments, je reviens…
LE FILS - Voilà, Papa, je les ai, j’arrive !
LE FILS - Mais qu’est-ce qui t’est arrivé, Papa… Qu’est-ce qui ne va pas… Papa… Papa… Papa… Papa…
LE PERE - Pardon, je suis désolé, je suis désolé. Pardonne-moi… Pardonne-moi… Pardonne-moi…
Image finale :
You are (not) my shepherd.
SUL CONCETTO DI VOLTO NEL FIGLIO DI DIO
(Sur le concept du visage du fils de Dieu)
Romeo Castellucci – Societas Raffaello Sanzio
Théâtre de la Ville-Paris du 20 au 30 octobre 2011
LE PERE - Gianni Plazzi
LE FILS - Sergio Scarlatella
Création d’un comité de soutien à la liberté de représentation du spectacle de Romeo Castellucci
Des catholiques intégristes ont interrompu la première de « Sur le concept du visage » de l’italien Roméo Castellucci jeudi 20 octobre au Théâtre de la Ville. La pièce avait déjà provoquée une petite bagarre entre spectateurs à l’issue de la première cet été au Festival d’Avignon. Mais à Paris les CRS ont du monter sur scène pour permettre au spectacle de se dérouler normalement. Des membres de l’Action Française ayant déployé une banderole « christianophobie ». Dans la semaine le directeur du Théâtre de la Ville, Emmanuel Demarcy-Mota avait reçu des menaces. Présent dans la salle et interrogé sur France Inter, Christophe Girard, l’adjoint à la Culture de la Ville de Paris a dénoncé cet activisme des catholiques intégristes. « On avait le sentiment de vivre une scène comme on en voit dans les états sudistes aux Etats-Unis avec des membres fanatiques ». Tous les soirs les catholiques intégristes manifestent aux abors du Théâtre de la Ville et prennent à partie les spectacteurs. Un comité de soutien s’est créé pour soutenir la liberté de représentation du spectacle.
Frédéric Mitterrand comprend que le spectacle puisse choquer mais condamne la méthode des religieux intégristes
Dans un communiqué publié samedi 22 octobre dans la soirée, le Ministre de la Culture et la Communication estime que « ces perturbations portent atteinte à un principe fondamental de liberté d’expression protégé par le droit français. La justice s’est prononcée mercredi 19 octobre en déboutant une association qui demandait l’annulation du spectacle ». Il dit cependant comprendre « que certains passages du spectacle peuvent choquer, mais cela ne saurait en aucun cas justifier des méthodes violentes contraires à la démocratie. Un théâtre est le lieu de la liberté d’expression, liberté qui doit être préservée ».
Plainte et pardon
La Ville de Paris et le Théâtre de la Ville ont porté plainte contre les personnes ayant perturbé cette première. De son côté dans un communiqué de presse, Roméo Castellucci dit pardonner. « Je leur pardonne car ils ne savent pas ce qu’ils font. (…) Ils n’ont jamais vu le spectacle ; ils ne savent pas qu’il est spirituel et christique ; c’est-à-dire porteur de l’image du Christ (…) Ils croient à tort défendre les symboles d’une identité perdue, en brandissant menace et violence (…) désolé, mais l’art n’est champion que de la liberté d’expression. »
La Création d’un comité de soutien à la liberté de représentation du spectacle de Romeo Castellucci
Depuis le 20 octobre, date de la première, les représentations de « Sur le concept du visage du fils de Dieu », de Romeo Castellucci, au Théâtre de la Ville, donnent lieu à des événements graves.
Un groupe organisé d’individus qualifiés d’intégristes chrétiens, se réclamant en partie de l’Action française, a tenté d’empêcher l’accès au Théâtre de la Ville en bloquant les portes, en agressant le public, en le menaçant, en l’aspergeant d’huile de vidange, de gaz lacrymogènes et en lui jetant œufs et boules puantes, tandis que leurs complices, militants du Renouveau Français, entrés dans la salle, ont interrompu la représentation dès le début en occupant la scène et en déployant leur mot d’ordre : «La christianophobie, ça suffit ».
L’AGRIF avait demandé par voie de justice l’interdiction du spectacle et avait été déboutée de sa demande par le Tribunal de Grande Instance le 18 octobre 2011.
La police doit donc intervenir chaque jour à l’entrée du théâtre, et nous nous sommes vus dans l’obligation de l’appeler à l’intérieur de la salle à plusieurs reprises pour qu’elle évacue ceux qui occupaient la scène, ce qui s’est fait sans heurts, parce que nous avons veillé à éviter des affrontements entre ces envahisseurs et le public outré de tels agissements.
Le personnel du théâtre s’est montré résolu et efficace en ces pénibles circonstances, et, malgré les nombreux incidents et interruptions, les représentations ont pu, jusqu’à présent, avoir lieu.
Que ces groupes d’individus violents et organisés, qui se réclament de la religion contre une soi-disant « christianophobie », obéissent à des mouvements religieux ou politiques, demande une enquête ; pour nous, en tout cas, ces comportements relèvent à l’évidence du fanatisme, cet ennemi des Lumières et de la liberté contre lequel, à de glorieuses époques, la France a su si bien lutter. Le théâtre a d’ailleurs très souvent été pour ces luttes, un lieu décisif.
On ne peut en rester là. De tels agissements sont graves, ils prennent une tournure nouvelle, nettement fascisante. Ces groupes d’individus s’empressent en outre de décréter blasphématoires, de façon automatique, des spectacles qui ne sont dirigés ni contre les croyants, ni contre le christianisme. Des critiques de journaux importants, qui ne font pas mystère de leur foi chrétienne, ont d’ailleurs loué sans réserve ce spectacle lors de sa présentation en Avignon. Nous vous invitons aussi à lire les déclarations de Romeo Castellucci, publiées dans le programme distribué chaque soir au public, pour comprendre ses intentions et son propos d’artiste.
Nous n’entendons pas céder à ces menaces odieuses, et ce spectacle sera maintenu malgré toutes les tentatives d’intimidation. Nous invitons le public à y assister, en toute liberté. Le spectacle, coproduit par le Théâtre de la Ville, y est présenté jusqu’au 30 octobre; puis il sera repris, dans le cadre de notre partenariat, au Centquatre du 2 au 6 novembre.
Il est d’ailleurs à noter que ce spectacle a été présenté sans troubles en Allemagne, en Belgique, en Norvège, en Grande-Bretagne, en Espagne, en Russie, aux Pays-Bas, en Grèce, en Suisse, en Pologne et en Italie, et que c’est en France qu’ont lieu ces manifestations d’intolérance.
Nous créons donc un comité de soutien s’adressant à toutes les personnes de bonne volonté – et cette expression est ici particulièrement bienvenue – pour défendre au-delà même du spectacle de Romeo Castellucci, la liberté d’expression, la liberté des artistes et la liberté de pensée, contre ce nouveau fanatisme.
Emmanuel Demarcy-Mota, directeur et l’équipe du Théâtre de la Ville.
Premiers signataires :
Patrice Chéreau, metteur en scène
Stéphane Hessel
Michel Piccoli, comédien
Sylvie Testud, comédienne
Sasha Waltz, chorégraphe, Berlin
Arnaud Desplechin, cinéaste
Luc Bondy, metteur en scène,
Jean-Michel Ribes, auteur, metteur en scène, directeur de théâtre
Bulle Ogier, comédienne
Barbet Schroeder, cinéaste
Juliette Binoche, comédienne
Elodie Bouchez, comédienne
Claude Régy, metteur en scène
Christophe Girard, Président du Centquatre
Joseph Melillo, directeur de la Brooklyn Academy of Music, New York
Stéphane Lissner, directeur de la Scala, Milan
Dominique Mercy, directeur du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch
Brigitte Jaques Wajeman, metteur en scène
Jean-Claude Milner, philosophe
Pascal Bonitzer, cinéaste
Jacques-Alain Miller, psychanalyste
Judith Miller, philosophe
Marc Olivier Dupin, compositeur
Peter de Caluwe, directeur général de la Monnaie, Bruxelles
Christian Longchamp, Adjoint artistique & directeur de la dramaturgie, la Monnaie, Bruxelles
Jean-Luc Choplin, directeur du Théâtre du Châtelet
Yorgos Loukos, directeur du Festival d’Athènes
Simon McBurney, metteur en scène, Grande Bretagne
José Manuel Goncalves, directeur du Centquatre
François Le Pillouer, Président du SYNDEAC
Lloyd Newson, chorégraphe, Grande Bretagne
Anne Delbée, écrivain et metteur en scène
Jack Ralite, Ancien ministre
Ushio Amagatsu, chorégraphe, Japon
Georges Banu, Président d’honneur de l’association internationale des critiques de théâtre
Monique Veaute, Présidente de la Fondation RomaEuropa
Fabrizio Grifasi, Directeur de RomaEuropa
Claus Peymann, directeur du Berliner Ensemble
Les soutiens peuvent être envoyés par e-mail à l’adresse suivante :
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