dimanche 25 août 2013

juke box 2013 # 15



Mina - Malafemmena (Totó)

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jeudi 22 août 2013

«Mon texte mettait en scène un mort…»

J’ai commencé à écrire quand un homme est mort, je ne le connaissais pas. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à écrire vraiment. Parce que j’avais réglé la question de savoir quoi écrire. J’avais trouvé ma piste, ma route. Avant, je me forçais, je faisais semblant, j’essayais de correspondre, de ressembler. Je m’habillais comme un écrivain par exemple. J’avais acheté des lunettes complaisamment prescrites par un ophtalmologue. Et un cartable de professeur d’allemand de collège. J’avais 23 ans. Je m’habillais comme un vieux. Comme quelqu’un qui n’a pas le souci de son apparence ni des modes. Un pur esprit. J’allais dans les bibliothèques faire des recherches. Je me donnais un peu en spectacle en habit d’écrivain. Mais tout ce que j’écrivais était volontaire. J’écrivais comme j’imaginais qu’un écrivain doit écrire, c’est-à-dire avec des phrases.
A part ça, j’étais solitaire. Et c’était ça ma plus grande motivation pour devenir socialement écrivain : avoir un prétexte pour ne plus jamais sortir de chez moi, vivre retiré de tout, justifier auprès des autres ma solitude au moins quatre heures par jour. Mon rêve : l’autarcie, vivre quasiment immobile, dans un lieu isolé où personne ne songerait à venir me trouver si la France était envahie à nouveau par des nazis. Je voyais ce lieu en campagne évidemment. Plutôt un trou qu’une bosse. Un chemin de plusieurs kilomètres menant à un moulin par exemple. Un moulin à eau. Je craignais la guerre. J’avais écrit le début d’un texte que j’avais appelé Tant de paix. Malgré le jeu de mot médiocre, j’aimais ce titre. Une guerre me semblait inévitable. Pourquoi ma génération serait-elle la première de l’histoire épargnée ? Cette question me préoccupait énormément. Je ne me sentais pas du tout préparé à l’héroïsme, à la vie de soldat et surtout à l’horreur. Je n’ai pas abandonné depuis l’idée que la lâcheté et l’héroïsme sont des nerfs de l’écriture. On peut donc dire que j’étais entré en écriture par lâcheté. Par désir de fuite. Et c’était bon le matin, à l’heure où les gens ont froid dans les rues puis chaud dans le métro, de pouvoir rester chez soi à côté du radiateur dans le studio de la rue des Pyrénées à Paris, sous le prétexte d’écrire. Bien sûr ce n’était pas encore le moulin à eau de mes rêves, mais c’était bien. Protégé par plusieurs couches de murs d’immeubles, écrire, c’est comme prolonger la vie des rêves, un monde des possibles, sans limite. Un état intérieur extrêmement grisant qu’on peut maintenir plusieurs heures si l’on respecte, dès le réveil, le principe de ne parler à personne, de ne pas ouvrir son courrier administratif et de ne penser à rien de contrariant. La vie dite réelle finit quand même par débarquer il est vrai. Sur le coup de midi par exemple. Il faut alors faire face aux ennuis matériels ou relationnels qu’on a laissé se développer. Mais il reste l’après-midi pour ça.
Le problème, c’est que tous les appartements n’ont pas les mêmes qualités protectrices que celui de la rue des Pyrénées. Celui que j’ai connu ensuite au coin de la rue Marcel-Dubois avec son unique pièce donnant sur un boulevard hyper-routier m’a fait très mal. Particulièrement à cause d’une vibration permanente de ma fenêtre provoquée par les moteurs des voitures. J’en ai pleuré. Sentiment de rage, d’impuissance, et même d’humiliation. Comme si des milliers de conducteurs me roulaient dessus sans me voir. A l’époque, j’étais sorti de ma phase «écrivain poseur» pour une phase plus sympathique ; considérer qu’écrire est comme une action en soi, n’appelant aucun effort ni aucun commentaire. Un peu comme marcher, manger ou nager. Juste de quoi nourrir ma fuite.
J’avais écrit un texte, un acte surréaliste. Un récit en trente épisodes, rédigé au rythme d’un épisode par jour régi par les lois de l’écriture automatique. Un texte ayant pour titre le Chemin de Dakar - autre jeu de mot lourd - où justement il était question d’un personnage âgé d’une trentaine d’années décidant de fuir sa mère et sa maison natale. Un homme dont le projet était de marcher droit devant lui, sans jamais s’arrêter, pour mettre le plus de distance possible entre lui et chez lui. Après d’épiques déambulations, clochardisant, et collectionnant pour passer le temps des excréments séchés ramassés sur sa route, cet homme se retrouvait un beau jour, après des mois de cavale, son sac de crottes en bandoulière, devant sa maison. Horreur et incompréhension totale ! Comment était-il possible qu’en fuyant aussi énergiquement droit devant lui pendant des mois, il soit finalement retourné chez lui ? Par manque de chance ou maladresse ? Je vois aujourd’hui une autre explication. Ce texte idiot était un exact portrait de moi. Et ce à quoi je cherchais à échapper le plus vigoureusement était ce qui m’attirait le plus. Banal. Je m’enlisais en fait. Marcher étant sans doute une évidente métaphore de l’écriture, avec ce texte sur un marcheur frénétique faisant du surplace j’explorais concrètement ma dialectique personnelle de l’écrivain. Entre mouvement et immobilité, repli sur soi et ouverture, courage et lâcheté. Et je n’avançais pas. Je bougeais en rond. J’étais muré en moi. Mais qu’est-ce qui faisait que je tournais en rond ? Pourquoi cette impression que l’écriture chez moi n’avait pas commencé encore ?
Mon texte suivant, interrompu très vite à cause de mon mal-être grandissant, mettait en scène un mort, depuis sa tombe, dans un vulgaire trou au pied d’un arbre. Ce texte avait pour titre Sous la terre. La mort me hantait, détournait sans arrêt mon attention de tout le reste. Mon incapacité à écrire et ma souffrance se matérialisèrent ensuite en un récit que je réussis pourtant à développer jusqu’au bout. C’était l’histoire d’un écrivain qui n’y arrivait absolument pas justement. Stérile à un point pathétique. Il vivait en couple, et avait un bébé. Un jour, cet homme croyait discerner dans l’appartement en face un autre écrivain qui lui ressemblait, et qui ne cessait pas de travailler. Observer cet autre, ce double, devenait alors une morbide obsession. Jusqu’à se rendre définitivement insupportable à sa femme, qui le quittait emportant leur bébé. Presque soulagé mais en passe d’être détruit complètement, il continuait à observer l’appartement de l’autre, découvrant quelques jours plus tard que sa femme y habitait maintenant elle aussi avec leur enfant. Je ne me rappelle plus du titre que j’avais donné à ce texte.
Quelque temps plus tard je suis tombé amoureux. Par hasard et encore plus intensément que d’habitude. On aurait dit que c’était la femme de ma vie et que c’était réciproque. Je me mettais à vivre. A peine quelques semaines plus tard cette femme disparaissait, s’évanouissait, me laissant quelques lignes pour justifier sa fuite. Je comprenais en la lisant que m’aimer était devenu rapidement trop douloureux pour elle ou trop compliqué. Et qu’un soir elle s’était laissé enlever par un autre homme. Plus follement amoureux d’elle que moi. Et certainement plus réel aussi. Après des jours de silence qui m’ont paru des années, nous nous sommes revus. Cet autre homme l’avait quittée. Cet homme avait un ami, un meilleur ami, comme un frère, qui venait de mourir accidentellement en rentrant une nuit chez lui retrouver sa femme et son bébé qui dormaient dans leur lit. Et maintenant il s’était mis en tête de prendre la place de cet ami auprès de cette femme et son enfant. De réparer la tragédie de sa mort et de combler le désarroi de cette famille. C’était une mission chevaleresque qu’il se sentait le devoir d’engager. Par amitié, une des catégories de l’amour. Une mission héroïque. Un héroïsme absurde et beau, magnifique. Con aussi. Un héroïsme qui m’atteignait profondément. J’ai été saisi par cette histoire que mon grand amour me racontait et qui la touchait elle aussi. Et j’ai su que c’était ça, ce que je devais écrire. L’évidence que je recherchais. Cette histoire-là que je n’avais pas inventée, qui me tombait dessus, qui m’était étrangère, c’était «mon» histoire. Celle que je devais prendre en charge et qui justifiait pour cela que je devienne écrivain.
J’ai commencé quelque temps plus tard une pièce qui s’appelle les Evénements. Je la considère comme mon premier acte d’écriture véritable. Ça parle de quelqu’un qui n’est pas artiste et qui décide de refaire à l’identique un film qui a été détruit, le film de son meilleur ami mort accidentellement. Depuis ce texte, je n’ai jamais cessé d’écrire, sans plus jamais douter que cela continuerait jusqu’à la fin. Sans trouver la sérénité, mais à chaque fois en partant d’une nouvelle évidence. En réalité, je pense que j’ai pu me mettre à écrire vraiment quand un homme est mort. Mais ce mort, c’était moi. Je suis devenu artiste et écrivain quand j’ai été contraint de vraiment faire les choses suite à ma disparition. Je me suis remplacé moi-même. Je suis devenu écrivain par héroïsme. Pour me substituer à moi. J’écris de la place du mort.

Joël Pommerat
(c) Libération, 12 août 2013