dimanche 7 septembre 2008

"Le bain" de Jean-Luc Lagarce

Et à nouveau, vers la fin du mois de juillet, mais je savais que c'était la dernière fois, je devrais retourner à Berlin, Müller voulait m'accompagner car il ne connaissait pas la ville, c'était le début de ses vacances, nous devions passer une semaine ou deux chez moi, nous visiterions les monuments, il voulait voir la partie Est maintenant que le Mur était tombé, et avant que les travaux ne commencent, ce qu'il disait, il pensait qu'aussitôt, maintenant, les travaux commenceraient et qu'on ne pourrait très vite plus rien connaître, ne rien savoir de ce que c'était, cela qu'il voulait voir.

Je rangerais mes affaires, nous avons décidé cela, je rangerais mes affaires, l'appartement, je rendrais les clefs et je retournerais vivre définitivement en France. Nous repartirions ensemble. C'est ce que j'avais prévu.

Les quelques jours, dans l'intervalle, avant de repartir, avant ce dernier séjour, je les passai avec G. que je n'avais plus vu depuis quelques semaines.

Ce fut difficile, tout un samedi et un dimanche, ce fut difficile et impressionnant et j'aurais dû décider alors de ne pas repartir, ou brutalement d'aller très vite vider l'appartement, mes affaires, faire juste l'aller et retour et rendre les clefs, renoncer à l'engagement avec Müller, ne quitter Paris que deux jours, ne quitter que le moins possible G. Ne pas l'abandonner aussitôt après l'avoir retrouvé. Ce que je ne fis pas. Il n'y eut que ce samedi et ce dimanche.

Ce fut difficile, difficile et impressionnant, et encore, aujourd'hui, le souvenir que j'en garde, comme un grand bonheur, un des derniers moments, temps de bonheur, qui m'ait été donné.

Nous sommes restés, G. et moi, nous sommes restés ces deux jours-là sans nous quitter, sans jamais vouloir nous quitter. Nous sommes allés dîner, nous sommes allés au cinéma et ensuite nous sommes allés dîner et nous avons choisi, cette fois de passer la nuit chez moi.

C'était comme ce fut toujours le souvenir aujourd'hui que j'en garde, ce fut, le souvenir que j'en garde, une nuit très douce, très belle, une nuit très douce et très belle et le lendemain encore, une longue journée à ne plus rien faire, dans le lit, dans la chambre, et le lendemain, une bonne et longue journée, dans le lit, dans la chambre et un long temps, un long temps encore, tous les deux, nos corps trop longs, enlacés, dans le bain
Il est très affaibli, il est épuisé, plusieurs semaines déjà, depuis mon installation en Allemagne, plusieurs semaines que je ne l'avais pas vu, on se téléphonait, nous nous écrivions et plusieurs semaines déjà que je ne l'avais pas vu, que je n'avais plus vu son corps, que je ne l'avais pas touché, plusieurs semaines encore que je ne l'avais plus caressé, et il était là, tout ce samedi et ce dimanche, il était là, peu à peu, épuisé, épuisé et très affaibli.

Il dit au téléphone, avant qu'on se voie, nous nous appelons, je viens d'arriver, à peine revenu de l'aéroport, à peine, le sac déposé dans cet appartement, cet appartement où je reviendrai vivre lorsque j'aurai définitivement quitté Berlin, mon lieu à moi où je souhaite qu'il vienne vivre également à peine revenu, où je souhaite que nous vivions, il dit au téléphone, je l'appelle aussitôt et il me dit, nous nous appelons pour nous donner rendez-vous et il dit aussitôt
"c'est la fin."

Il prévient.

Comme s'il voulait prévenir.

Les dernières semaines, plusieurs semaines on ne se voyait pas, et dans ses lettres encore, les petits mots échangés, il ne disait pas que son état s'aggravait, il n'en parlait pas, mais là, lorsqu'on se retrouve, puisque nous allons nous retrouver, nous retrouver et nous voir, il dit cela, il dit que c'est la fin, en quelque sorte, il dit que c'est la fin, il prévient. Comme s'il voulait prévenir.

Il arrive au cinéma en taxi, je suis devant l'entrée du cinéma déjà, j'attendais et je le regarde descendre, il a incroyablement maigri et une de ses jambes semble très abîmée. C'est au-delà de ce que j'imaginais, au-delà encore de ce que je m'étais promis d'imaginer, je voulais imaginer, me prévenir pour avoir moins peur lorsque je le verrais, je savais que j'aurais peur lorsque je le verrais et c'est au-delà encore de ce que j'ai pu imaginer.

Il marche très péniblement avec une canne, il a de grandes difficultés, il lui faut du temps, il a de grandes difficultés à descendre du taxi et ensuite, juste cela, à traverser la rue. Il s'appuie sur moi. On ne se parle presque pas, nous nous sommes retrouvés, il m'embrasse et il s'appuie sur moi et nous entrons très lentement comme cela, dans le cinéma, très droits et très lents, un couple d'hommes un peu terrible.

Il va mourir vite, maintenant, j'ai songé à cela aussitôt. Je voulais imaginer comment il m'apparaîtrait, je voulais me prévenir, m'éviter une trop grande peur, une trop grande inquiétude, je voulais imaginer et avoir moins peur, et je le vois, il a de grandes difficultés à descendre du taxi et je songe aussitôt, sans pouvoir me l'interdire, qu'il mourra vite, très vite, désormais, maintenant.

Je me reproche de penser cela aussitôt et je le pense aussitôt.

Et tout à la fois, et cela que j'ai pensé en même temps, cela me surprit plus encore, et tout à la fois, j'ai pensé en même temps, dans le même moment, je le vois descendre de la voiture et je songe, je voudrais me l'interdire, je songe qu'il mourra vite, très vite, désormais, maintenant,
j'ai pensé, en même temps, que maigre, ainsi, si maigre, j'ai pensé qu'il était plus beau encore que la dernière foi où nous nous étions vus, plus beau encore que toute l'année dernière où je l'aimais plus que tout. Je ne comprenais pas. J'avais de l'amour devant cette maigreur si terrible, j'avais de l'amour de le voir et d'imaginer qu'il mourrait vite, très vite, maintenant, j'en éprouvais de l'amour, aussi.

Nous sommes allés dîner dans le restaurant en face du cinéma, nous n'avons pas choisi, il s'agissait juste après la séance de traverser la rue et de le fatiguer le moins possible. Le film, je ne me souviens plus du titre, je l'avais déjà vu, il m'avait laissé choisir et je l'avais choisi car je le connaissais déjà, je savais que cela lui plairait, que nous ne passerions pas un mauvais moment. Le restaurant était simple, ce n'était pas mal, c'était sans intérêt, jamais nous n'aurions, lorsque nous passions nos nuits tous les deux dans Paris, les années auparavant, jamais nous n'aurions mis les pieds dans un endroit comme celui-là, mais ce fut sans importance, c'était une bonne soirée, on se racontait ce que nous avions fait ces derniers temps, ma vie à Berlin, il parla à peine, il n'avait pas envie, il parla à peine de ce qui s'était passé pour lui, les dernières semaines, ce qu'il n'avait pas raconté dans ses lettres, ses petits mots, les coups de téléphones échangés, il ne souhaitait pas plus le raconter maintenant, il n'en avait pas envie, il voulait juste que je raconte la vie à Berlin, et ce qui était arrivé, la chute du Mur, je racontais, c'était joyeux, une soirée joyeuse, on oubliait.

Nous sommes rentrés chez moi, l'appartement était étrange, parfaitement ordonné, je n'y avais plus mis les pieds depuis des semaines, mon sac encore ouvert, juste dans l'entrée, à peine revenu de l'aéroport.

Nous nous sommes couchés, nous ne faisions jamais comme ça, auparavant, nous ne faisions jamais ainsi, on se mangeait la bouche dès l'entrée, on s'enlevait les vêtements l'un l'autre, peu à peu, debout, on se déshabillait, on ne prenait pas soin. Là, nous nous sommes couchés, nous nous sommes très lentement, soigneusement déshabillés, chacun détourné de l'autre. Il m'a demandé de l'aider à enlever ses chaussures, c'était difficile pour lui, j'ai enlevé ses chaussures, et je l'ai aidé encore à retirer son pantalon, et je voyais ses jambes totalement décharnées maintenant, et j'avais peur de lui faire du mal, juste en l'aidant à enlever son pantalon, j'avais peur de lui faire du mal, de le blesser ou l'abîmer.

Nous avons fait doucement l'amour, est-ce qu'on peut dire cela, je ne sais pas. Nous nous sommes caressés, nous nous sommes embrassés sans fin, toujours, très longtemps, appelons cela ainsi, nous avons fait l'amour. J'avais peur de le briser, d'avoir un geste qui puisse le faire souffrir, je ne savais plus.

On prend un long bain, lui, posé sur moi comme un enfant malade, son corps superbe en train de se défaire

Je l'aide à entrer doucement dans la baignoire, son corps de vieillard, détruit, je le porte à peine et je le laisse très lentement glisser pour qu'il s'asseye enfin. C'est difficile, cette manoeuvre si simple devient une véritable épreuve physique, une aventure immense. On rit, on hurle de rire. On rit de notre difficulté, là, tous les deux, de notre incapacité à accomplir des gestes imbéciles.
Je me suis glissé sous lui et il est posé sur mon et on somnole ainsi longtemps, l'après-midi, à remettre régulièrement un peu d'eau chaude, doucement.

On dort enlacés.

C'était comme le bonheur le plus grand, aujourd'hui, le souvenir que je garde, c'était comme le bonheur le plus grand d'être si paisibles et le désespoir encore de savoir qu'on se quitte.

On parle de nos parents, de nous, enfants, si différents, l'enfance dans son pays, et mon enfance, ici, dans ma province triste et méchante. Je ne crois pas que nous en ayons jamais parlé, c'est drôle. On parle de nos amours.

On s'abandonne. Nous nous faisons nos adieux.

Dans l'après-midi, le dimanche, G. s'était endormi et je lisais dans l'autre pièce, le téléphone sonna, c'était Ron. Tout est toujours tellement lié, j'ai pensé ça, cela m'a fait sourire. J'ai ri. Ron m'a demandé pourquoi et j'ai dit que cela ne s'expliquait pas, que ce n'était pas drôle.

Et c'était une fois de plus, cette ironie, qu'il appelle lorsque G. et moi venions de nous retrouver, et ce jour encore où, exactement, nous sommes là à ne plus vouloir être qu'ensemble, l'un pour l'autre. Il appelle.

Il avait laissé des messages ces derniers temps, j'appelais de Berlin et j'entendais sa voix sur la machine, il avait laissé plusieurs messages sur le répondeur, il demandait la date de mon retour, il attendait que je rentre. Je n'avais pas donné signe de vie.

On parle. Je dois parler à voix basse de peur de réveiller G. dans la pièce à côté. J'explique, je tente de lui expliquer. Je ne souhaite pas sortir et le retrouver, pas aujourd'hui, non, c'est trop difficile, ce qu'il doit entendre. Il est comme un enfant perdu. Il veut qu'on se voie plus et plus souvent Est-ce qu'on ne pourrait pas s'aimer ? Construire quelque chose. Des mots terribles qu'il dit soudain, qu'il n'avait jamais dits. Longue discussion trop sérieuse. Après que nous nous sommes quittés, ce qu'il ajoute, après que nous nous sommes quittés, en mars, assez brutalement, il a beaucoup pensé à nous et il voudrait "qu'on essaie encore".

Mais quoi ? Vivre ensemble, ce n'est pas envisageable, ce n'est plus envisageable. On ne saurait faire semblant, je raconte, et la vie est différente. Il ne vivrait pas cette situation, je ne crois pas. Il ne sait pas, ce qu'il dit, il ne sait pas. Il pleure un peu. Il demande qu'on se voie le soir même, samedi, mais je ne promets rien, qu'il ne m'en veuille pas, au bout du compte, si je ne le rejoins pas, c'est peu probable, il est peu probable que je le rejoigne. Qu'il ne m'en veuille pas.

Je ne vais pas, en définitive, au rendez-vous. Je suis avec G. dans mon lit, je suis ben, malgré toute la douleur.

Le lendemain, il appelle encore.

Mais on ne se voit pas. C'est trop tard, je ne sais pas. Je pars le mardi suivant avec Müller. J'étais dans le désarroi. J'étais angoissé de G., j'avais peur pour lui.
Et Ron reste malheureux, comme déjà abandonné, le passé, un souvenir désormais du passé, tout ça, auquel on ne saurait plus aspirer. Jamais je ne l'ai revu.



Je passe quelques jours à nouveau à Berlin, avec Müller, fidèle à lui-même. Nous trichons un peu, nous marchons comme deux touristes je regarde une dernière fois les lieux, les rues et les places où j'ai vécu ces derniers mois. Nous allons régulièrement observer les progrès, la déconstruction du Mur. Cela ne m'émeut pas comme je l'aurais espéré.

Un soir, revenant lentement à travers les pelouses de Tiergarten, je me laisse aller à raconter, à peine, je me laisse aller à raconter G. à Müller, et je n'obtiens rien, je ne trouve pas le réconfort que je pouvais attendre, mais que je n'osais pas demander.

Je décide de rentrer le mercredi suivant, plus tôt que prévu, écourtant mon séjour, et de fait, autoritaire, ses vacances. G. au téléphone dit qu'il entrera à nouveau à l'hôpital lundi et que je ne le trouverai pas chez lui en arrivant à Paris. Il dit ça, j'entends à peine sa voix, il dit qu'il ne peut parler très fort, je l'entends à peine. Je décide aussitôt de rentrer et d'écourter les vacances de Müller. Je sors de la cabine téléphonique et je dis que je dois rentrer plus tôt que prévu.



En arrivant à Paris, la chaleur était écrasante.


(c) 2001, Les Solitaires Intempestifs, Editions

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