dimanche 16 mai 2010

Terence Stamp / Hervé Guibert



"Mes parents adorent Louis de Funès et m'emmènent voir tous ses films : Oscar, Pouic-Pouic, Hibernatus... Ma mère établit une liaison complaisante et amusée entre le physique de Louis de Funès et celui de mon père. Un dimanche, soit parce que nous avons passé l'heure de la séance, soit parce que la salle est comble, nous devons nous rabattre sur un autre film. Nous sommes au Mistral de l'avenue du Général-Leclerc ; il doit y avoir deux autres films dans des salles voisines. Un troisième ayant été écarté d'office, il ne reste plus comme choix que les Histoires extraordinaires, un film à sketches avec Brigitte Bardot et Alain Delon. Il est interdit aux moins de treize ans. Mon père hésite, je n'ai que douze ans et demi, il demande conseil au contrôleur qui ne rechigne pas à faire entrer quatre personnes dans une salle déserte. Mon père sait que j'ai lu les livres de Poe, et c'est un argument supplémentaire pour qu'il accepte. Je vois ce film avec une tension et un intérêt tout à fait inédits : il ne ressemble en rien aux autres films que j'ai pu voir, ni à Berthe aux grands pieds avec Jerry Lewis, ni à Sindbad le marin qui m'a enchanté et épouvanté, ni à La Tulipe noire où Alain Delon est si éclatant, ni à Lawrence d'Arabie qui m'a tellement terrorisé que j'ai supplié mon père de m'évacuer de la salle. Dans le premier sketch, tourné par Vadim, on voit un homme et une femme en costumes moyenâgeux flirter sur des peaux de bête. Dans le deuxième, tourné par Malle, on voit un petit garçon pieds nus qu'on a suspendu à un treuil au-dessus d'un tonneau grouillant de rats. Puis le troisième sketch arrive, tourné par Fellini, il s'intitule Il ne faut jamais parier sa tête avec le diable. Le personnage, Tobby Dammit est un acteur anglais invité à Rome par le Vatican pour être la vedette d'un western catholique. Les prêtres producteurs vont le chercher à l'aéroport : il est vêtu d'un costume presque ecclésiastique, qu'il va bientôt défaire pour laisser apparaître un pantalon de soie mauve moulant gondolé par la sueur, une chemise blanche à jabot tout aussi trempée, entrouverte sur un torse cireux. Ses cheveux blonds décolorés sont sales et hirsutes. Sa peau est jaune poudreuse, une araignée se dessine dans l'ombre qui décuple ses sourcils. Ses yeux bleus sont délavés. Il titube sur un escalier roulant, il est drogué à mort, il a une hallucination : une petite fille blonde, au sourire sournois, qui le poursuit partout en faisant rebondir un ballon trop léger. Instantanément, je m'éprends, physiquement, de ce personnage pourtant répugnant, décavé. Comme cachet le Vatican lui remet une Alfa Roméo neuve au cours d'une fête qu'il fuit en éructant. Il fonce dans les faubourgs de Rome avec la voiture : tout le film n'est qu'une course folle à travers la nuit. Il nargue l'interdiction d'un pont inachevé et bientôt c'est sa tête décapitée que fait rebondir la petite fille sur le pavé. De ce film je sors grisé, éberlué, comme contaminé par cette forme nouvelle de cinéma (je vais délaisser Louis de Funès pour écumer tout Fellini, qui me conduira à Buñuel, puis à Polanski), et follement amoureux. L'acteur anglais s'appelle Terence Stamp, je ne sais par quelle obstination et par quelle prouesse je parviens à obtenir son adresse à Londres, il vit dans un immeuble qui s'appelle The Albany, ce nom me fait rêver, je lui écris de très longues lettres. Le soir, en attendant qu'il me réponde, je lui laisse une place dans mon lit en me serrant tout contre le mur, nous passons des nuits blanches à chuchoter sous les draps, à nous embrasser et à nous caresser. Ce sont les plus belles nuits d'amour que j'aie jamais passées, et en même temps elles me font mal. Le jour j'entraîne mon père dans une quête insensée : nous nous infiltrons dans les bureaux de la société de distribution, les Films Marceau-Cocinor, pour quémander les photos que nous n'avons réussi à extirper à aucun directeur de salle. Le film ne passe plus jamais, il a fait un flop et je ne peux plus le revoir. Je recherche en vain chez tous les disquaires sa musique pour pouvoir me le remémorer, je passe une annonce dans ma revue préférée, Le Fantôme. Je place les deux photos magiques sous le verre de mon bureau et je les tache avec mon haleine, j'attends que son corps resurgisse de la buée. Une fois mon père, qui m'a peut-être surpris, me demande sur un ton de jalousie hargneuse mais mesurée : "Qu'est-ce que tu lui trouves à ce gus ?" Pourtant le nouveau film de Terence Stamp, Théorème, va sortir et mon père obtempère à ma convoitise : le film est interdit aux moins de dix-huit ans, il tente de soudoyer une ouvreuse après m'avoir caché sous un pan de son imperméable, mais nous nous faisons jeter du cinéma. Je me contenterai de l'affiche punaisée au-dessus de mon lit."

Hervé Guibert in "Mes Parents" ((c) Editions Gallimard, 1986)

(...)

1 commentaire:

Sébastien Paul Lucien a dit…

Une double pépite vraiment... le texte de Guibert ne me séduit que sur la fin, mais le court-métrage de Fellini est une succession d'images hallucinantes, toutes dignes de la beauté du diable. Grazie mile...