1979. New York. Mes amies new-yorkaises se tâtent. Convient-il au Parisien que je suis de lui faire faire connaissance avec un Broadway de légende (et déjà en partie éteint) à travers ce spectacle qui leur donne un haut-le-cœur anticipé : une histoire de rancune, celle d’un barbier assassin et d’une vieille pâtissière en chaleur, amoureuse jusqu’à fabriquer, de concert avec le meurtrier, des tartes à la viande goûtées par le Tout-Londres, celui de Dickens et de Jack l’Eventreur. J’insiste : je suis prêt à tout pour voir et entendre ce sanglant Sweeney Todd que New York a déjà condamné et qui se donne, en outre, à l’Uris, vaste établissement célèbre pour ses flops à répétition. La surprise, d’entrée, est de taille : le rideau de scène du spectacle de cette salle pompeusement rigoriste offre le naïf patchwork de toutes les perversions humaines, à la manière du fameux abécédaire criminel de l’Opéra de quat’sous devant lequel le bonimenteur de Brecht détaille les divers méfaits de Mackie Messer. Je crois rêver de ce clin d’œil à moi adressé, moi qui – peut-être – suis le seul dans cette salle à savoir d’où vient ces taps misérabilistes au bas duquel s’activent deux fossoyeurs ; moi dont la vie de spectateur a basculé, un soir de 1954, au vieux Théâtre Sarah-Bernhardt, devant la Mère Courage du Berliner Ensemble, sa savante mise en espace, son âpreté et sa gamme de bruns, de noirs et de gris. Car le reste est à l’avenant. Dans une sorte de transe, j’absorbe ce soir l’exact contraire de tout ce que Broadway a, de tout temps, offert à la gourmandise de son public, à son goût jamais rassasié pour le rythme syncopé, les apparences rutilantes et les épilogues moralisateurs. J’avale goulûment cette musique qui semble nourrie de toutes les autres et qui, cependant, affirme une originalité quasi arrogante. Tout cela est inouï, terrassant. Angela Lansbury effarante en confectionnant la pâtes des « pires tardes de Londres » dans un nuage de farine ponctué de mouches ; Len Cariou horrifiant en chantant son amour à ses larmes de rasoir avant de les plonger dans la gorge de ses clients ; et, au final, inoubliable, le claquement de la petite porte de fer du mur de fond du théâtre par où vient de s’enfuit toute la troupe dans une cohue épouvantée, nous laissant glacés devant l’immense structure de fonte sous laquelle Harold Prince a déployé toutes les ressources d’une mise en scène en permanent hommage aux grands Allemands des années vingt, Max Reinhardt et Edwin Piscator.
MAIS QUI EST-CE GENIE ?
A part lui, qui donc est l’auteur de cette noire beauté ? Un homme à qui l’on doit texte, musique et, assurément, l’esprit tout entier de ce qu’on n’ose appeler musical : Stephen Sondheim. Un opéra, alors ? Oui et non. Quelque chose qui tient de tout et de rien, un genre que – la suite va me le prouver – Sondheim est le seul à vraiment pratiquer, l’intrication subtile (oh, combien !) du théâtre musical et du fait divers, du conté des fées et du cinématographe, de la peinture, du musical proprement dit et – pourquoi pas ? – du vénérable opéra. Cet homme est un vivant shaker qui n’ignore rien ni personne, je vais apprendre à mieux le savoir. Car, bien entendu, je me précipite dès le lendemain sur tout ce qui peut me parler du personnage. Témoignages encore rares en ce temps. L’homme est, dit-on, secret et avare des heures consacrées à sa promotion. Il n’est alors « que » le lyricist de West Side Story, de Gypsy et de Do I Hear a Waltz ? de Richard Rodgers, l’auteur déjà complet de chansons qui ont laissé l’acerbe critique new-yorkaise – et souvent le public – dans l’interrogation, voire la stupeur. Il n’a pas encore cinquante ans et de folles ambitions dramaturgiques : traduire en paroles et musique étroitement enlacées des « sujets de société » (Company), la nostalgie des grandes années du music-hall (Follies), la revisitation d’un marivaudage d’Ingmar Bergman (A Little Night Music) ou les rapports politiques et culturels américano-japonais (Pacific Overtures). Sans doute le musical, depuis la fin de la guerre (et avant même), a-t-il pris en compte bien des aspects « sérieux » du monde contemporain, avec le racisme en tête de liste, mais seul Sondheim, au fil de ses années d’or, osera en toute tranquillité la mise en musique de projets aussi incongrus que l’amour dévastateur d’une vieille fille laide pour un fringant officier (Passion), la parade foraine de ceux qui pensèrent (et parfois réussirent) à trucider le président des Etats-Unis (Assassins) ou l’élaboration et l’achèvement d’une grande composition post-impressionniste : Sunday in the Park with George (d’après Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte de Georges Seurat). Œuvres fulgurantes, inclassables ; défis au provincialisme de spectateurs abonnés aux multiples reprises et triomphes de hits d’Irving Berlin, de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II ou de Cole Porter. Edification quasi occulte d’une œuvre d’envergure parallèle au main stream fédérateur de ces grands et inamovibles fabricants de divertissements qui n’étaient pas toujours aussi prudents qu’on ne le pense, mais se gardaient bien de tenir, comme lui, le rôle du chien dans le jeu de quilles.
UNE ENTREE DANS LA SECTE
J’entrai, dès lors, dans la société secrète des admirateurs éperdus de cet homme plus secret encore. J’étais loin d’en soupçonner la ferveur et la puissance, le principe d’exclusivité qui en bannissait les intrusions douteuses et allait jusqu’à craindre le succès d’un maître qui n’en demandait peut-être pas tant. Nous étions, sans le savoir, des millions de fidèles aux catacombes et, en France, une poignée de malades à constater que l’énoncé du nom de Sondheim ne faisait que soulever un sourcil interrogateur au plus avisé des musicologues. Un profond mépris enrobait de notre part à l’instant l’ignorant, le faquin, le pauvre type : encore un qui ne sait pas ! Comme quelques autres très minuscules prophètes, je pris l’avion, puis l’Eurostar, pour ce Londres qui aimait Sondheim autant qu’il l’aimait. Au Donmar, l’intime théâtre de Sam Mendes (pas encore le réalisateur révéré d’American Beauty, de Jarhead et des Noces rebelles, le réanimateur du coruscant Cabaret à la scène), je vis Assassins et son entresort de justiciers hilarants ou tragiques. Hélène Hazera, à mon instigation, m’y suivit et écrivit dans Libération le premier papier (à ma connaissance) paru ici sur son auteur. Il fallut quelques temps pour que Renaud Machart, au sein de la rédaction du Monde, rejoignît la courte légion des feudataires. J’offris à un ami, comme un cadeau sans pareil, la mirobolante version, au Shaftesbury, de Follies par Mike Ockrent. Cela durait des heures et cela n’aurait jamais dû avoir de fin. Sondheim, le contempteur du musical classique, y démontrait qu’il pouvait aussi coiffer tous les autres au poteau. Les tubes s’y bousculaient dans un déferlement ininterrompu de tulles et de plexiglas, de plumes et de perles sur un fond d’une noirceur absolue : jeunesse, amour et joie de vivre étaient fugaces ; les vieilles vedettes étaient comme des murailles de cet antique théâtre ; prêtes à être démolies, rayées des mémoires et, au mieux, laisser place à un parking. Eartha Kitt y chantait un seul song, mais quel ! Travaillant à ce moment dans la chansonnette, je résolus d’adapter « I’m still here » et jamais chanson ne me donna plus de mal que ce « Tenir » qu’enregistra Juliette. Je m’attaquai de même au « Broadway Baby » qu’Elaine Stritch avait hissé au sublime lors d’un homme historique du Tout-Broadway à l’auteur, en 1985, au Lincoln Center. A cette date, et avec ce Follies in Concert, Sondheim le damné passait directement de la marge à la sanctification comme l’avaient fait présager les multiples collages de ses grandes arias extirpées de leur contexte (une mode qui se perpétue jusqu’aujourd’hui). Mais ne ré-écrivait-il pas toujours la même chose, la même histoire de couples impossibles et d’amours divergentes ? La même chose, oui, pas cela se parait de toutes les couleurs du prisme dramaturgique et musical, de toutes leurs nuances, sans que jamais ne cessât de striduler la même petite corde, déchirée-déchirante, inavouée-inavouable, celle-là qui faisait que bien des fous de Sondheim, en lui, reconnaissent bien plus qu’un simple auteur et un musicien, fût-il génial, mais un frère.
UN LONDRES SONDHEIMIEN
Le cadeau de Follies en entraîna au autre, ou plutôt trois. « Que fais-tu ce week-end ? », me demanda l’ami à qui je l’avais offert. Il se trouvait qu’en cette fin de semaine de 1996, trois célébrations honoraient Londres et son public : Company à l’Albery, A Little Night Music au Royal National Theatre et le dernier opus du maître, Passion, au Queens. Aux manettes, respectivement, Sam Mendes, Sean Mathias et Jeremy Sams. Une fête de trois soirs, de trois moments-clés de l’humeur sondheimienne. Passion, tout comme A Little Night Music, transposaient une œuvre cinématographie, à savoir le presque inconnu Passione d’amore d’Ettore Scola, lui-même inspiré par Fosca, le roman sulfureux d’Ugo Tarchetti : Sondheim allait clamant dans la presse que cette création n’avait été possible que parce que sa vie maussade d’hier s’était brusquement éclairée d’un amour aussi inattendu que profond. Paradoxe : il n’avait jamais rien écrit de plus austère, de plus roide, à la limite de l’ennui : du Puccini, sans doute, mais sans l’allégresse. Il nous fallut A Little Night Music où Judi Dench, royale en Desirée Armfeldt, menait la valse mélancolique qu’avait naguère jouée Ingmar Bergman sur un grand piano noir (et blanc) et que Sondheim orchestrait avec plus de crème fouettée viennoise, me sembla-t-il, que de vinaigrette scandinave (il est vrai qu’une adaptation cinématographique – avec Elizabeth Taylor ! – en avait été tournée à Vienne sous la direction d’Harold Prince, son metteur en scène jusqu’alors attitré, sans succès d’ailleurs) pour nous rendre l’euphorie. Il fallut enfin le prodigieux Company, adapté d’histoires de George Furth et subtilement modernisé par Mendes, pour revenir à la jubilation que nous nous promettions en débarquant dans le West End. Première de ses fructueuses collaboration avec Prince (1970), cette version à la sauce Pinter d’une Ronde où la problématique des relations amoureuses et conjugales, l’interférence féroce des amours et des amitiés se paraient d’irrésistibles couplets et de numéros de danse endiablé, comportait deux nouveautés de taille : Robert, le héros, y était incarné par le Noir Adrian Lester et l’un des sketches, coupé dans la version américaine, faisait clairement intervenir l’homosexualité dans la farandole érotique qu’était Company tout entier.
Dans la journée, entre ces bienheureuses émotions, je passais des heures et me ruinait au Dress Circle, la Mecque londonienne de tout amateur de musicals. Les premières biographies de Sondheim, très illustrées, s’y arrachaient, de même que les rares captations en VHS de ses créations yankees. Il faudrait beaucoup attendre pour que parussent de véritables études musicologiques, des entretiens suffisamment serrés et que ce dieu timide apparaisse enfin hors de ses nuées. Tout de même, entre les lignes, on y dégustait maints détails sur son enfance et sa jeunesse, son baptême triomphal sous l’égide de Leonard Bernstein, le va-et-vient de ses rencontres théâtrales, l’apparition ou la disparition inexplicable de certains de ses collaborateurs, sa dévotion pour Satie et Reich, son goût pour le cinéma français des années trente (surtout Julien Duvivier !), ses démêlés avec sa voisine Katharine Hepburn qu’importunaient les accents de son incessant piano, de petits rien qui étaient, alors, beaucoup. Je découvris là l’existence d’une Stephen Sondheim Society et de son bulletin dans lequel les membres de la secte pouvaient s’exprimer tout à leur aise et apprendre – avec quelle envie ! – où se donnait, au jour le jour, et de par le monde, l’une des œuvres de l’auteur. Tous ces piqués, comme moi, haïssaient Andrew Lloyd Webber et l’ensemble de ses ronflants succès publics ; ils regrettaient que le mixeur du Stavisky d’Alain Resnais eût écrasé le score de Sondheim ; ils scrutaient d’une oreille suspicieuse les reprises de quelques-uns de ses ais mémorables par quelque vedette du show-biz étrangère à la galaxie de ses interprètes favoris. Ces spectateurs étaient – rangs serrés autour du temple musical en permanente édification – ses gardiens tout autant que ses policiers, ses inquisiteurs et ses nounous. Je me demandais parfois comment notre homme subissait un tel culte, une telle pression aussi. Toute cette vénération ne risquait-elle pas de ligoter un créateur déjà célèbre par ses atermoiements et les avortements d’œuvres attendues, les continuelles retouches à celle qui semblaient à jamais bouclées ? Avait-il droit à l’erreur, aux errements, aux refus ? Il semblait bien que non. Il me paraissait bien, à moi – mais étais-je le seul ? – que l’ultime frisson créatif de Sondheim fût ce Sunday in the Park with George où il était allé l’extrême frontière au-delà de laquelle régnait, terrible, le silence. Tout en partait, du blanc de la page, de la toile (du papier à musique ?) immaculés du début pour y revenir, au final, lorsque le grand œuvre était achevé, encadré, voué au respect des visiteurs de musées.
SUNDAY IN THE PARK… : LE GRAND CHOC
Il me souvient qu’en 1984 je me ruais au Playwrights Horizons Theater, Off off broadway (cent trente-cinq places !), pour, coûte que coûte et dussé-je mentir un peu, contempler un phénomène dont discouraient toutes les bouches avisées de la ville. On trouva une chaise pour ce Parisien qui ne passait qu’un soir, disait-il, à New York. J’avais le nez collé à Mandy Patinkin incarnant Seurat, carnet de croquis et fusain en mains, dans un espace implacablement blanc, et j’allais en effet assister à un phénomène, un éblouissement, l’une de ces heures de théâtre comme on en compte peu dans la vie d’un amateur. Le nouveau (le dernier ?) pari de Sondheim tenait dans cette feuille de papier à dessin encore vierge qu’était le plateau. Son héros allait, une heure durant, le décorer et le peupler à sa guise, esquissant telle silhouette ou l’anéantissant d’un revers, accumulant les « remords », peuplant d’énigmes cette clairière de l’île de la Jatte où Georges Seurat, en 1886, avait déjà posé les siennes. Des arbres descendaient des cintres ou y remontaient lorsqu’un des personnages s’étonnait de les voir là où ils n’étaient pas une seconde auparavant. On apercevait des bateaux voguer en fumant sur la Seine, des ombrelles tomber du ciel et des chiens surgir du sol, des robes changer de couleur parce que le peintre subitement, trouvait que celles-ci juraient avec l’uniforme du troupier qui les avoisinait. La musique, comme l’inspiration du peintre, sinuait, feutrée, presque absente. Elle ne s’énervait que lorsque Seurat, de face (et sa toile, par conséquent, visible à l’envers par les spectateurs), criblait sa composition de ses fameux petits points de couleur pure : « Too green / Do I care ? / Too blue / Yes / Too soft / What shall I do ? / Well / Red ! » ou lorsque tout le paysage et ses personnages vivants étant en place, dans l’exacte reconstitution du tableau d’origine, Patinkin les englobait d’un vaste geste (« Composition/Tension/Balance/Light/And harmony ! ») et, d’un bond, retirait ses lunettes anachroniques à l’enfant qui marque le centre de Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte, trésor seulement visible au musée des Beaux-Arts de Chicago.
Sondheim s’était brouillé avec Harold Prince après l’échec de Merrily We Roll Along, œuvre de transition à la fois grave et légère de 1981. Son nouveau dramaturge (au sens allemand du terme) était James Lapine, à qui revenait une large partie de l’exceptionnelle réussite visuelle de Sunday. La chose prit d’ailleurs rapidement la route du Broadway traditionnel et y remporta la non moins traditionnelle avalanche de prix qui fournissait, bon an mal an, l’assurance de sa primauté à un Stephen Sondheim toujours au sujet au doute de convaincre ses compatriotes. De toutes façons, Broadway ou pas, ce pic était insurmontable. La suite se montra fertile en déconvenues. A mon humble niveau, certain désenchantement succéda à l’enthousiasme, les réserves à la totale adhésion. Etait-il bien raisonnable d’adore à ce point un pasticheur qui faisait fi de toutes les recherches de la musique depuis Edgar Varése ? Ce géant n’était-il qu’une sorte d’alliance entre un Vincent Scotto et un Albert Willemetz orchestré par Maurice Ravel ? Et, d’ailleurs, n’était-ce pas à Jonathan Tunick, son arranger élu, à qui l’on devait tant de virtuosité sonore et cette éblouissante connaissance du grand répertoire ? J’étais toujours timbré, mais sans la camisole de force, et il suffisait d’un bref retour à la source pour me replonger dans une sondheimanie rayonnante. Fou à jamais et heureux de l’être. Un exemple : il me semble que, pour le Metropolis d’Arte, je ne fis le portrait de Ned Rorem – autre grande figure méconnue de la musique américaine – que pour faire parler quelqu’un qui avait fait parler Sondheim…
L’an 2010 sera-t-il celui où le public français pourra rattraper son navrant retard sur tous les autres et entrer, lui aussi, dans la Stephen Sondheim Society ? A l’évidence, cette année sera une grande année Sondheim : d’abord parce qu’elle est celle où le Châtelet, le premier en France, montera un A Little Night Music à la mesure de notre attente. Ensuite parce que, le 31 juillet de cette même année, le concert des Proms, à l’Albert Hall de Londres, lui rendra hommage – on imagine avec quel éclat – pour son quatre-vingtième anniversaire. Quel membre de la désormais planétaire Stephen Sondheim Society ne se sentirait-il pas – comme moi – déshonoré de n’être pas présent à ce couronnement ?
Pierre Philippe
© Programme du Châtelet, 2010