dimanche 28 mars 2010

Robert Desnos et la place de l'étoile (Pierre Philippe)

"Ca faisait un bout de temps qu'on ne vous voyait plus, monsieur Desnos, s'exclama le barman, qu'est-ce qu'on vous sert?" Mais Robert Desnos n'avait pas soif. Il demanda, d'une voix presque inaudible, où il pouvait mettre la main sur monsieur Steph. Ce nom avait suffi au barman. Le jeu de piste commençait pour le poète. Il alla de zinc en chambre d'hôtel borgne, de coin de rue en atelier de photographe pour clichés spéciaux et finit par enfouir un sachet hors de prix au fond de sa poche, le joignant au pneumatique que sa main avait, depuis une heure, fébrilement froissé. Le pneumatique d'Yvonne, envoyé au journal. Et ce bout de papier où elle avait tracé 2 trois lignes louvoyantes avait suffi à l'arracher à la salle de rédaction du Merle et à le précipiter vers Pigalle.

Il héla un taxi sur la place, lui demanda de foncer vers Neuilly mais, à la porte de Champerret, le fit stopper devant un fleuriste. Il ne voulait pas paraître à la porte d'Yvonne George comme un vulgaire pourvoyeur, mais aussi comme un admirateur toujours éperdu, un amoureux. Et bien qu'il fût déjà un peu épris de la femme de son ami Foujita, la belle Youki, il était encore plein d'un désir inassouvi pour la chanteuse, de bien plus qu'un désir: l'espoir toujours déçu que cette femme et lui formeraient l'une de ces gémellités amoureuses rayonnant à jamais dans le ciel des passions légendaires. Il acheta tous les petits bouquets d'anémones et les fit assembler en une énorme offrande. C'était la fleur d'Yvonne, il en avait décidé, tout comme l'étoile était son emblème. Et le bateau. Tout ce qui appelait l'immensité, le voyage vers l'infini, les profondeurs insondables, entre le bleu de la turquoise et le noir du dross, les couleurs de ses robes de scène.

Une petite femme, laide et effacée, lui ouvrit. Il ne lui dit pas même bonjour, certain de sa haine comme il l'était de la sienne. Il connaissait le chemin. Dans une semi obscurité et dans l'entêtant arôme de l'opium mêlé à celui du " Jicky " de Guerlain, il alla jusqu'à la chambre où elle faisait semblant de lire, ébouriffée, une robe de chambre de soie passée sur un vilain peignoir de bain, une mule battant à son pied tendu. Elle eut juste un mot pour les anémones, sa main déjà dans la main de Desnos fouillant sa poche. Elle vit qu'il était foudroyé par son visage bouffi, ses yeux trop maquillés, la fébrilité de tous ses gestes. Elle évita les zones de lumière mais, en gage de reconnaissance, laissa s'ouvrir un peu plus son décolleté, fit en sorte qu'une de ses jambes se révélât, bien au-dessus du genou, puis disparut dans la salle de bains en lui criant un joyeux: " Sers-toi, Robert! "

Il se versa un verre de fine et, sans autre sentiment que celui du devoir accompli, il l'attendit, son regard balayant la galerie d'Yvonne. Son affiche par Van Dongen, ses portraits par Man Ray ou par Henri Manuel et l'aquarelle qu'il avait faite d'elle, bien avant de la connaître: c'était bien le moins, pour lui qui était passé maître dans tous les secteurs de la magie, les arts de la divination, les sommeils hypnotiques qui épataient jusqu'à Benjamin Péret et dans lesquels il "parlait surréaliste ", avec ces si délicieuses contrepèteries mises au point par cette chère Rose Selavy, autrement dit Marcel Duchamp. Les années d'or, où il pouvait se considérer comme l'enfant chéri du groupe, le saint Jean d'un Jésus nommé André Breton. Les années Yvonne surtout. Mais les intégristes de la révolte ne pouvaient que lui pardonner une si flagrante infidélité en vertu du dogme de l'amour fou.

Amour fou, en effet. Quand cela avait-il éclaté exactement ? Etait-ce un de ces jours de 1924 où elle s'essayait, avant sa prestation triomphale de l'Olympia, en novembre, à gagner un public réticent Chez Fisher ou au Bœuf ? Car, bien entendu - et Robert Desnos ne pouvait qu'en souffrir, déjà -, Jean Cocteau avait le premier repéré cette étrange jeune Belge que Paul Franck, le directeur de l'Olympia, avait découverte à Bruxelles et qu'il avait, sur un coup de cœur, fait débuter dans son établissement en 1920. Des huées avaient accueilli son passage : qu'est-ce que c'était que ce drôle d'oiseau au visage de pierrot triste disant plus que chantant, dans une débauche d'effets théâtraux, un répertoire sinistre comme un cabaret au bord de l'Escaut? Quelques-uns l'avaient pourtant adoptée comme l'espoir d'une nouvelle grande figure de la comédie ou du mime, si ce n'était de la chanson. Elle avait paru, en nourrice, dans le Roméo et Juliette, de Cocteau et Jean Hugo, aux " Soirées de Paris " du comte Etienne de Beaumont, à la Cigale et dans un film de Loïe Fuller, Les Incertitudes de Coppélius.

Quoi qu'il en soit, la première fois que Robert Desnos l'avait vue et entendue, un bouleversement s'était produit en lui, une remise en question de tout son univers. Cette silhouette sombre aux gestes étudiés, plus longue encore d'être surmontée d'une tête grosse comme un poing, tous ses cheveux courts plaqués en arrière, ces yeux immenses masqués d'un fard agressif, cette bouche violette qui lançait comme des appels de détresse des complaintes antiques, des chansons de marins ou des airs surannés du début de siècle qu'elle muait en estampes au vitriol, tout cela le bousculait comme il ne l'avait jamais été, le déshabillait de toutes ses certitudes. Dans un éclair, il vit une terrible vérité : tout ce qu'il révérait en matière de poésie ne valait pas la plus humble des chansons de cette femme. Et cette femme était comme le moteur radioactif de cette révélation, la révélation même.

Il serait le grand prêtre de cette religion-là qui ne manquait déjà pas de disciples : Jean Cocteau, évidemment, mais aussi René Crevel et son frère jumeau d'Allemagne Klaus Marin, Marcel Herrand et les jeunes gens chics de Moysès; plus bon nombre de boulevardiers amoureux de la grande tradition héritée d'Yvette Guilbert, Henri Jeanson, Michel Georges Michel, Louis Léon-Martin, Pierre Lazareff ou Maurice Veme, tous se répandant dans leur journal respectif en superlatifs. Mais Desnos servirait toutes les églises, et sur le maître-autel. Il serait celui qui écrirait l'article anthologique du journal littéraire: "Il a suffi qu'elle chante pour que trous prenions conscience de notre lâcheté amoureuse, de l'absence intolérable du pathétique dans notre vie. Elle nous enseigne le départ avec son cortège de bilans sentimentaux, d'orgueil et de rancunes étouffées, la suprématie de l'amour sur les lois morales, la solidité des liens qui accouplent la sensibilité et la sensualité, l'irrémédiable déchirement des vies sans folie. C'est l'âme de l'homme enfin révélée qu'elle exprime. " C'est lui aussi qui lui ouvrirait toutes les portes de son œuvre en devenir, lui dédiant en secret La Liberté ou l'Amour ! et l'implorant de nourrir chaque vers des Ténèbres, elle que la passion envahissante de Desnos flatte mais perturbe parce que l'amour masculin lui est devenu rebutant depuis le temps où, durant l'occupation de la Belgique, elle devait chanter et aller au-delà, sans doute, pour la soldatesque commandée par Alfred Flechtheim, le grand amateur d'art francophile.

Quand elle le retrouvera, cinq ans plus tard, à une table du Bœuf sur le toit, ce sera devant Maurice Sachs qui se hâtera de cancaner les raisons quasiment patriotiques du retournement des préférences sexuelles d'Yvonne. Et le poète qui, dans La Voix de Robert Desnos, énumère pourtant les soumissions du monde au pouvoir de son désir ne peut que conclure le poème sur ces trois vers désenchantés :

"Celle que j'aime ne m'écoute pas

Celle que j'aime ne m'entend pas

Celle que j'aime ne me répond pas ".

Il n'en désespère pas pour autant, multipliant les actes poétiques et journalistiques, quand ce ne sont pas des recours à la chiromancie : son colocataire Georles Malkine le surprend en train d'enfouir des messages à Yvonne dans de petites figurines de plâtre qu'il garde pour lui seul. Elle, préfère pour sa part la proposition qu'il lui lance d'être pour lui ce que fut Jenny Colon à Nerval. Voilà qui les plaçait dans une perspective hautement culturelle tout en évitant le contact des épidermes. Alors, Desnos fuma-t-il l'opium et prisa-t-il l'héroïne pour établir avec elle, au moins ce bref et illusoire contact dont il parle dans Le vin est tiré... : " Ils savaient bien que ce baiser ne consacrait qu'une même douleur, que la Même souffrance provoquée par le vide de leur cœur, l'infirmité de leurs nerfs et de leurs muscles intoxiqués... "

Elle, elle s'y abandonnait totalement, sauvagement, l'aggravant de cuites monumentales et répétées. Les souvenirs de ses contemporains abondent de ses excès et de ses esclandres. Georges Van Parys, qui l'accompagna Chez Fisher, relate ses coupes de champagne jetées aux visages des richissimes clients de la boite de la rue d'Antin. Jean Wiener, qui l'accompagna aussi et la fit engager pour sa comédie musicale Le Village blanc au Théâtre des Champs-Elysées, laisse entendre qu'on du la remplacer in extremis pour cause d'éthylisme et d'aphonie. Jean Tranchant parle dans ses mémoires de " cette ombre de velours vert qui s'accrochait au rideau pour ne pas tomber ". Au réveillon de 1924, tout Paris l'attend pour le gala organisé par Rolf de Maré -directeur d Ballets suédois -, Francis Picabia René Clair, mais elle reste introuvable.

Et Jacques Charles, qui l'engagea` pour la dernière fois, au Moulin Rouge, en 1929, la voit arriver à la répétition, " à quatre heures du matin, titubante, l'oeil vague et la parole encore plus ". Et pourtant, à cause peut-être de ce lent suicide public, l'art d'Yvonne George - par ailleurs entièrement maîtrisé par un travail méticuleux, une dissection de chaque intention du texte atteint à une fulgurance qui oblige les critiques à d'extraordinaires déploiements lyriques. Ceux qui la sifflèrent naguère pour son " intellectualisme " s'extasient désormais sur ses confondantes trouvailles visuelles, ses " sorties " restées fameuses, cette façon d'en faire juste assez pour en suggérer plus.

Elle est cette femme, toujours abandonnée, lançant, à bout de souffle, un "Pars/Sans te retourner" qui va marquer la mémoire de la chanson, ou bien encore celle qui dit, d'une petite voix plaintive, " C'est pas fini/dis ? ", celle qui, de toute évidence, se tient tout entière consumée, implorante et royale en sa détresse, derrière l'héroïne de La Voix humaine. Cocteau, toujours, qui reportera sur Marianne Oswald et Edith Piaf les feulements qu'elle n'eut pas le temps de prendre à son Compte.

C'est le nom de ce rival abhorré qu'Yvonne George lança au visage de Desnos, quand elle revint, quelques minutes plus tard, de la salle de bains, changée, le regard vif, la chevelure soigneusement peignée avec cette petite vague blonde sur l'œil gauche. " Oui, Jean... Il organise pour moi une grande soirée au Grand Ecart !... C'est bien, de sa part, non ?... Comme ça, je pourrai aller me reposer un peu à Arcachon... Tu viendras, bien sûr?" Il n'en était pas si sûr que ça, cette clique mondaine l'exaspérait, même si elle se liguait pour essayer de sauver Yvonne. Et cela se doublait de l'humiliation de ne pouvoir rien faire, pour sa part, que d'aller négocier un sachet de blanche à Montmartre. Mais ça ne faisait rien : elle était là, devant lui, vivante, et cela suffisait à lui faire monter les larmes aux yeux.

Elle mourut, moins d'un an après, usée, dans une chambre d'hôtel de Gênes. Un oiseau de malheur avait annoncé sa fin avant l'heure. Elle envoya des rectificatifs: elle allait mieux, elle préparait sa rentrée... Mais elle ne revint à Paris que pour être incinérée, le 26 avril 1930, au crématorium du Père-Lachaise.

Robert Desnos, spirite, guetta désormais ses apparitions nocturnes, au pied de son lit. Elle y vint souvent. Puis il commença à superposer l'Y d'Yvonne avec celui de Youki, à mélanger l'étoile et la sirène. Après le sublime enfer de la chanteuse, l'espoir d'un peu de vie, enfin. Pourtant, jusqu'au bout, elle sera là, bien que totalement oubliée, quand il cherchera un exemple éclatant à proposer aux lecteurs de ses chroniques discographiques, la veille de son arrestation par la Gestapo, en 1944. Et elle est là, toujours, clans son Infinitif à l'acrostiche double, à jamais solidaire et séparée de lui par le poème, par l'amour, par la vie.

(c) Le Monde 14 Aout 1998


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1 commentaire:

Anonyme a dit…

Il semble que vous soyez un expert dans ce domaine, vos remarques sont tres interessantes, merci.

- Daniel