Nous traversions la passerelle au-dessus de l’autoroute, 39 hommes en survêtement et tennis, flanqués de surveillants par-devant, par-derrière, et sur les côtés, six en tout. Au-dessous de nous, les voitures fonçaient sans s’arrêter, leur vitesse magnifiée par notre proximité et par le bruit qu’elles faisaient en passant sous le pont. Il n’y a pas de mot pour ça, ce bruit, cette hâte soutenue, incessante, vers le nord, vers le sud, et chaque fois que nous passions là je me demandais qui étaient ces gens, les conducteurs et les passagers, tant de voitures, la nature précipitée de leur passage, les vies à l’intérieur.
J’avais le temps de remarquer ce genre de choses, le temps de réfléchir. C’est une affaire tuante, la réflexion, même dans les niveaux de sécurité les plus bas, où il reste des distractions, des ouvertures sur le monde d’avant. Les parties de foot des détenus sur le terrain abandonné du lycée, de l’autre côté de l’autoroute, représentaient un changement d’air bienvenu dans l’oppression quotidienne des files d’attente à la cantine, des comptages, du règlement, de la réflexion. Les joueurs prenaient le bus, les spectateurs allaient à pied, les voitures fonçaient sous le pont.
Je marchais à côté d’un grand type chauve exsudant le pathos, qui s’appelait Sylvan Telfair, un banquier international qui avait pratiqué la manipulation des dangereux instruments de la finance offshore.
«Vous suivez le foot ?
- Non, ni ça ni autre chose, dit-il.
- Pourtant ça vaut le coup de regarder, compte tenu des circonstances, non ? C’est ce que je ressens, en tout cas.
- Ni le foot ni rien, dit-il.
- Je m’appelle Jerold.
- Ah bon.»
Le camp n’était fermé ni par des murs de pierre, ni par des rouleaux de barbelés. Il n’avait pour clôture qu’un dispositif scénique, une sorte d’alignement de vieux poteaux en bois soutenant des rails affaissés. Il y avait quatre dortoirs, divisés en box à lits superposés, avec toilettes et douches. Divers aménagements facilitaient l’organisation des détenus, pour les repas, les soins médicaux, la télévision, les activités sportives, les visites familiales et autres. Il y avait des heures conjugales pour ceux qui étaient assujettis à ce joug.
«Vous pouvez m’appeler Jerry», dis-je.
Je savais que Sylvan Telfair s’était vu refuser un régime de détention privilégié, dans une suite dotée d’équipements audiovisuels, d’une salle de bains particulière, d’un grille-pain, et où l’on jouissait du privilège de pouvoir fumer. Il n’y en avait que quatre dans le camp et, à voir son comportement, sa réserve émotionnelle, et la retenue de sa souffrance, l’homme semblait mériter une considération particulière. Condamné au dortoir, me disais-je. Cela devait ressembler à une réclusion à perpétuité, boulonnée dans les neuf années qu’il avait apportées avec lui de Suisse, du Liechtenstein, ou des îles Caïman.
Je voulais apprendre quelque chose sur la méthodologie de ce type, sur la dimension de ses crimes. Mais je répugnais à poser des questions, et il n’était sûrement pas homme à y répondre. Je n’étais là que depuis deux mois et j’essayais encore de me figurer qui je voulais être dans un tel cadre, comment je devais me tenir, m’asseoir, marcher, parler. Sylvan Telfair savait qui il était. C’était un homme qui marchait à longues enjambées, dans un survêtement bien repassé et des tennis blanches immaculées, curieusement lacées derrière les chevilles, un homme solennellement absent du moindre de ses mots ou gestes.
Le bruit de la circulation n’était plus qu’un remous à la cime des arbres lorsque nous parvenions à l’orée du camp.
Au début de mon adolescence, j’étais tombé sur le mot fantasme. Un mot formidable, avais-je décidé, et j’avais voulu devenir un être fantasmatique, quelqu’un qui entre et sort de la réalité physique. Et voilà où j’en suis maintenant, un rêve fébrile en suspension, mais où est le reste, la densité alentour, la chose dotée de substance et de forme ? Il y a un homme ici qui aspire à devenir un érudit biblique. Sa tête penche lourdement d’un côté, reposant presque sur son épaule gauche, conséquence d’une affliction secrète. J’admire cet homme. J’aimerais lui parler, la tête légèrement inclinée, en sécurité dans les profondeurs de son érudition pétrie de langue, de cultures, de documents, de rituels. Et sa tête, n’y a-t-il rien de plus réel que cela ?
Il y en a un autre qui court partout, on l’appelle le Coureur fou, pourtant il fait quelque chose d’obsessionnel et de vrai, qui déborde de nos protocoles quotidiens. Il a un cœur qui bat, un pouls rapide. Et puis il y a les joueurs, qui font en douce des paris sur le foot, et qui passent la semaine à discuter points, d’un lit à l’autre, de repas en repas. Les Eagles à moins quatre. Les Rams à plus huit et demi. Est-ce de l’argent virtuel qu’ils parient ? Restez près d’eux quand ils parlent, et c’est du réel, du tangible, et eux le sont aussi, avec leurs gestes d’opéra pendant que les nombres tracent des éclairs de néon dans l’espace.
Nous regardions la télé dans l’une des salles communes. Il y avait un grand écran plat fixé au mur, certaines chaînes étaient brouillées, et les programmes choisis par tel ou tel détenu parmi les plus anciens, différent chaque mois. Ce jour-là il n’y avait que cinq places occupées parmi les quelque quatre-vingts chaises pliantes disposées en arc de cercle. J’étais là pour voir une émission précise, un bulletin d’informations de quinze minutes diffusé dans l’après-midi - sur une chaîne pour enfants. Une partie était consacrée à la Bourse. Deux fillettes manifestement néophytes présentaient l’activité du jour.
J’étais le seul à suivre le programme. Les autres détenus assis là étaient en état d’hébétude, la tête basse. C’était une question d’heure dans la journée, de moment dans l’année, de crépuscule qui menaçait, avec son spectre déprimant d’ultimes lueurs sur les fenêtres oblongues qui couraient en haut d’un des murs. Les hommes étaient assis à l’écart les uns des autres, ils étaient là pour être seuls. L’heure était à l’examen de conscience, à l’évaluation d’une vie perdue, non moins impérieux que pour le croyant l’appel à la prière.
Je regardais et j’écoutais. Les fillettes étaient mes filles, Laurie et Kate, 10 et 12 ans. Leur mère m’avait froidement annoncé au téléphone que les enfants avaient été sélectionnées pour présenter ce bulletin. Aucun détail disponible pour le moment, avait-elle dit, comme si elle avait elle-même été une présentatrice, assise elle aussi devant un bureau, dans un studio tout bourdonnant de caméras off.
J’étais assis au deuxième rang, seul, et voilà qu’elles étaient là, devant une table, à parler de prévisions pour le quatrième trimestre, d’abord l’une, puis l’autre, une ou deux phrases à chaque fois, la situation du crédit, la demande, le secteur des technologies, le déficit budgétaire. L’image avait la qualité de la vidéo en ligne, produite par un usager amateur. J’essayais de me détacher, de les voir toutes deux comme de lointaines références à mes filles, en noir et blanc saccadé. Je les examinais. J’observais. Elles lisaient leur texte sur des feuillets qu’elles tenaient à la main, chacune relevant les yeux lorsqu’elle cédait la parole à l’autre.
Avait-ce l’air dément, ces informations boursières pour les enfants ? Le commentaire n’avait rien de mignon ni de charmant. Les fillettes ne jouaient pas à faire l’adulte. Elles s’appliquaient, intégrant par moments une définition ou une explication aux informations, jusqu’au moment où un éclair de panique surgit dans les yeux de Laurie, qui déclinait ses remarques sur les indices du Nasdaq - un mot bafouillé, une phrase sautée. Je considérai le compte rendu comme un élément expérimental d’une émission à peine repérée sur une obscure chaîne câblée. Ce n’était sans doute pas plus dément que la télé en général, et de toute façon, qui regardait ça ?
Mon voisin de box gardait ses chaussettes au lit. Il rentrait le bas de son pantalon de pyjama dans ses chaussettes et s’étendait sur son lit, les genoux remontés et les mains croisées derrière la tête.
«Mes murs me manquent», disait-il.
Il avait la couchette du bas. C’était une affaire importante dans le camp, en haut ou en bas, qui obtient quoi, comme dans tous les films de prison que nous avions pu voir. Norman m’était supérieur en termes d’âge, d’expérience, d’ego, et de temps déjà accompli, et je n’avais aucune raison de me plaindre.
J’étais tenté de lui dire que nos murs nous manquaient à tous, et nos sols, et nos plafonds. Mais je restais assis là à attendre qu’il continue.
«Je m’asseyais et je regardais. Un mur, puis un autre. Au bout d’un moment je me levais et je parcourais l’appartement, lentement, en regardant, d’un mur à un autre. Je m’asseyais et je regardais, je me levais et je regardais. »
Comme envoûté, il récitait une histoire entendue, enfant, au moment de se coucher.
«Vous étiez collectionneur d’art, n’est-ce pas ?
- C’est ça. Au passé. Qualité grands musées.
- Vous n’aviez jamais mentionné ça, dis-je.
- Je suis ici depuis combien de temps ? Ce sont les murs de quelqu’un d’autre, désormais. Les œuvres ont été dispersées.
- Vous aviez des conseillers, des experts sur le marché de l’art.
- Des gens venaient regarder mes murs. D’Europe, de Los Angeles, un Japonais de je ne sais quelle fondation au Japon.»
Il se tut un moment, plongé dans ses souvenirs. Je me retrouvai à me souvenir avec lui. Le Japonais s’enrichissait de traits distinctifs, une certaine silhouette, avec une tendance à l’embonpoint, semblait-il, un costume clair, une cravate sombre. «Des collectionneurs, des conservateurs, des étudiants. Ils venaient regarder, dit-il.
- Qui vous conseillait ?
- Il y avait une femme dans la Cinquante-Septième Rue. J’avais un type à Londres, Colin, il savait tout sur le postimpressionnisme. Un homme absolument délicieux.
- Ce n’est pas ce que vous voulez vraiment dire.
- C’est le genre de chose qui se dit. De ces formules qui donnent l’impression que c’est quelqu’un d’autre qui parle. Un homme absolument délicieux.
- Une épouse et mère aimante.
- J’étais content qu’ils viennent regarder. Tous tant qu’ils étaient, dit-il. Je regardais avec eux. Nous allions de tableau en tableau, de pièce en pièce. J’avais une maison dans la vallée de l’Hudson, encore des tableaux, quelques sculptures aussi. J’y allais après l’été, pour les couleurs de l’automne. Mais je ne regardais pratiquement jamais dehors.
- Vous aviez les murs.
- Je n’arrivais pas à en détacher mes yeux.
- Et puis vous avez dû vendre.
- Tout, jusqu’à la dernière pièce. Pour payer des amendes, payer des dettes, payer des frais de justice, nourrir la famille. J’ai donné une gravure à ma fille. Une nuit de neige en Norvège.»
Ses murs manquaient à Norman, mais il n’était pas malheureux ici. Il était content, disait-il, dégagé, délié, éloigné. Il était libéré des besoins et des exigences boursouflés d’autrui, et surtout délivré de ses pulsions personnelles, de sa cupidité, de ce mandat à vie de croître, de développer, de construire, d’acheter une chaîne d’hôtels, de se faire un nom. Ici il était en paix, concluait-il.
J’étais allongé sur la couchette du haut, les yeux clos, et j’écoutais. Dans tout le bâtiment, des hommes dans leurs box, l’un qui parle et l’autre qui écoute, les deux qui se taisent, l’un qui dort, des délinquants coupables de soustraction au paiement de l’impôt et de défaut de paiement de pensions alimentaires, coupables de délits d’initiés, de montages financiers frauduleux, de fraude postale, de détournement de crédit, de falsification de valeurs, de faux en écritures, de faux témoignage, d’obstruction à la justice.
La nouvelle commença à se répandre. Dès le troisième jour, la plupart des sièges dans la salle commune étaient occupés et je dus me contenter d’une place presque au bout du cinquième rang. Sur l’écran, les filles évoquaient une conjoncture en rapide évolution dans les Emirats arabes unis.
«Le nom à retenir est Dubaï.
- C’est le nom qui traverse les continents et les océans à la vitesse vertigineuse de la lumière.
- Les marchés plongent à toute allure.
- Paris, Francfort, Londres.
- Dubaï a la pire dette per capita du monde, disait Kate. Et maintenant que le boom de la construction immobilière s’est effondré, elle ne peut plus rembourser aux banques ce qu’elle leur doit.
- La construction immobilière doit aux banques 58 milliards de dollars, dit Laurie.
- A quelques milliards près.
- Le DEX en Allemagne.
- En baisse de plus de 3%.
- La Banque Royale d’Ecosse.
- En baisse de plus de 4%.
- Le nom à retenir est Dubaï.
- Cette ville-Etat criblée de dettes demande aux banques un moratoire de six mois pour le remboursement de sa dette.
- Dubaï, dit Laurie.
- Le montant de l’assurance de la dette de Dubaï contre le défaut de paiement a augmenté une fois, deux fois, trois fois, quatre fois.
- Savons-nous ce que cela signifie ?
- Cela signifie que la valeur moyenne du Dow Jones est en chute libre.
- La Deutsche Bank.
- En baisse.
- Londres - l’indice du FTSE 100.
- En baisse.
- La Hang Seng à Hongkong.
- Pétrole brut. Fonds obligataires islamiques.
- En chute libre.
- Le nom à retenir est Dubaï.
- Redis-le.
- Dubaï», dit Kate.
La vie d’avant se réécrit à chaque instant. Dans quatre ans je serai encore ici, à barboter horriblement dans ce morne gâchis. Un avenir en liberté est difficile à imaginer. J’ai suffisamment de mal à tracer la forme d’un passé connaissable. Il n’existe aucun élément de fermeté, ni foi ni vérité, à l’exception des filles, qui sont nées, qui grandissent, qui vivent.
Où étais-je quand c’est arrivé ? Occupé à acquérir des diplômes sans valeur, à donner un cours de première année sur la dynamique de la télé-réalité. A changer l’orthographe de mon prénom en Jerold. A user mon index et mon majeur pour entourer de guillemets tel ou tel commentaire ironique que je faisais, et parfois l’index seulement, pour souligner une citation à l’intérieur d’une autre. C’était ce genre de vie, l’autodérision, et ni le mariage ni l’entreprise que j’ai brièvement dirigée n’ont semblé susciter la moindre tentation de stabilité. J’ai 38 ans, une génération de différence avec certains de mes codétenus, et je n’ai pas souvenir d’avoir su pourquoi je faisais ce que je faisais, et qui m’a conduit en ces lieux. A une lointaine époque, la loi anglaise punissait le criminel par l’ablation de certaines parties de son corps. N’y aurait-il pas là de quoi stimuler la mémoire moderne ?
Je m’imagine enfermé ici pour toujours, c’est déjà pour toujours, manger encore un repas avec le conseiller politique qui se lèche le pouce pour ramasser les miettes de pain sur son assiette avant de les contempler, ou faire la queue derrière le banquier en investissements qui parle tout seul à voix haute, en mandarin débutant. Je songe à l’argent. Qu’est-ce que j’y connaissais, jusqu’à quel point en avais-je besoin, qu’allais-je en faire quand je l’aurais ? Puis je pense à Sylvan Telfair, isolé dans sa cupidité, le milliard de dollars de profits parfaitement dissociable des choses qu’il achetait, à l’argent comme impulsion codifiée, idéationnelle, semblable à cette érection discrète perçue uniquement par l’homme au pantalon en feu.
«La peur continue à augmenter.
- La peur des chiffres, la peur d’étendre les pertes.
- La peur, c’est Dubaï. On ne parle que de Dubaï. C’est Dubaï qui a la dette. Est-elle de 8 milliards de dollars, ou de 60 milliards de dollars ?
- Les banquiers font les cent pas sur des dallages de marbre.
- Ou de 120 milliards de dollars ?
- Les émirs contemplent des ciels brumeux. - Même les chiffres sèment la panique.
- Imaginez les investisseurs de renom. Les stars d’Hollywood. Les icônes du foot.
- Imaginez des îles en forme de palmiers. Imaginez des gens qui skient dans un centre commercial.
- Le seul hôtel sept étoiles du monde.
- La course de chevaux la plus riche du monde.
- Le gratte-ciel le plus haut du monde.
- Tout ça, c’est à Dubaï.
- Plus haut que l’Empire State Building et le Chrysler Building superposés.
- Superposés.
- Nager dans la piscine du soixante-seizième étage. Prier dans la mosquée du cent cinquante-huitième.
- Mais où est le pétrole ?
- Dubaï n’a pas de pétrole. Dubaï a la dette. Dubaï a une quantité colossale de travailleurs étrangers qui n’ont plus de travail.
- D’énormes immeubles de bureaux sont vides. Des immeubles d’habitation inachevés dans le vent de sable. Imaginez le vent de sable. Des ouragans de poussière qui cachent le paysage. Des vitrines vides qui regardent dans toutes les directions.
- Mais où est le pétrole ?
- Le pétrole est à Abou Dabi. Dis le nom.
- Abou Dabi.
- Et maintenant ensemble.
- Abou Dabi», disent-elles.
c’était Feliks Zuber, le plus âgé des détenus, qui avait choisi le programme pour enfants. Feliks était désormais là chaque jour, au milieu du premier rang, portant avec lui une condamnation à sept cent vingt ans de réclusion. Il aimait se retourner et saluer de la tête ceux qui l’entouraient, ébauchant parfois le geste d’applaudir sans mettre en contact ses deux mains tremblantes, un petit homme rabougri, à l’air presque assez vieux pour être à la veille d’atteindre la fin de sa sentence, avec ses lunettes teintées, son survêtement violet, et ses cheveux teints, noirs comme la mort.
Nous étions tous impressionnés par la durée de sa peine, qui sanctionnait la construction magistrale d’un montage d’investissements qui avait impliqué quatre pays, causé la chute de deux gouvernements et la faillite de trois multinationales, et dont les fonds avaient pour l’essentiel été détournés au profit d’un trafic d’armes à destination de rebelles dans une enclave séparatiste du Caucase.
L’ampleur de ses crimes aurait requis un environnement beaucoup plus strict, mais on l’avait envoyé ici parce qu’il était rongé par la maladie et que son avenir se définissait en terme de mois et de semaines. Il arrivait que des hommes soient expédiés ici pour y mourir dans des conditions plus faciles. Nous le savions à leur visage, surtout, à leur champ visuel atténué, à leur retrait sensoriel, et à cette immobilité qu’ils apportaient avec eux, comme cloîtrés, comme liés par des vœux. Feliks, lui, n’était pas immobile. Il souriait, agitait les mains, sautillait, vibrait. Il était assis tout au bord de sa chaise pendant que les filles annonçaient les nouvelles de chute des marchés et de recul des économies. Un homme en train d’assister au déploiement, sur écran de télé grand format, d’un truisme archaïque. A sa mort, il emporterait le monde avec lui.
Le terrain de foot faisait partie d’un campus hanté. Un complexe scolaire d’enseignement primaire et secondaire qui avait été fermé parce que le comté n’avait plus les moyens de le faire fonctionner, et dont les vieux bâtiments avaient été en partie abattus ; il restait encore sur place quelques engins de démolition vautrés dans la boue.
Les détenus étaient heureux de maintenir le terrain en état, traçant les lignes à la craie, plantant les drapeaux de corners, enfonçant fermement les buts dans le sol.
Les parties de foot étaient un formidable passe-temps pour les joueurs, pour la plupart des hommes dans la force de l’âge, certains un peu plus mûrs, deux ou trois plus jeunes, tous en uniforme de fortune, à courir, s’arrêter, marcher, s’accroupir, et bien souvent se plier en deux, essoufflés, les mains sur les genoux, le regard plongé dans cette terre houleuse où était embourbée leur vie.
Les spectateurs se firent plus rares à mesure que le temps devenait plus froid, puis les joueurs aussi. Je continuais à y aller, soufflant dans mes mains, battant mes bras croisés sur mon torse. Les équipes étaient dirigées par des détenus, arbitrées par des détenus, et ceux d’entre nous qui regardaient depuis les trois rangées de vieux bancs cassés en étaient aussi. Les surveillants se tenaient alentour, ici et là, à regarder ou pas.
Les parties devenaient bizarres. Des règles étaient inventées, supprimées, simplifiées, une bagarre éclatait de temps à autre sur le terrain pendant que le jeu se poursuivait. Je m’attendais toujours à voir un joueur s’écrouler, une crise cardiaque, des convulsions. Les spectateurs se livraient rarement à des manifestations d’enthousiasme ou de déception. Cela commençait à ne plus ressembler à rien, des hommes qui remuaient au loin comme dans un rêve, des arbitres qui partageaient une cigarette en bordure du terrain. Nous traversions la passerelle, regardions la partie, retraversions la passerelle.
Je pensais au football dans l’histoire, inspiration de guerres, de trêves, de hordes déchaînées. Ce sport était une passion à l’échelle mondiale, la sphère du ballon, le gazon ou la terre, des nations entières en proie aux spasmes de l’enthousiasme ou du désespoir. Mais qu’est-ce donc qu’un sport qui interdit aux joueurs l’usage des mains, à l’exception du goal ? Les mains sont des instruments humains essentiels, les outils qui saisissent et retiennent, qui font, qui prennent, qui portent, qui créent. Si le football était une invention américaine, ne se trouverait-il pas un intellectuel européen pour affirmer que notre nature historiquement puritaine nous avait forcés à inventer un jeu structuré sur des principes antimasturbatoires ?
C’est l’une des choses auxquelles je pense, et auxquelles je n’avais jamais eu besoin de penser avant.
Le fait notable à propos de Norman Bloch, mon voisin de box, n’était pas celui des œuvres d’art naguère accrochées à ses murs. Ce qui m’impressionnait était le crime qu’il avait commis. C’était en soi une sorte d’art, conceptuel par nature, radical par ses dimensions, un acte si banal et en même temps si transgressif que Norman, ici depuis un an, allait encore passer six années dans le camp, sur sa couchette, à l’infirmerie, dans les files d’attente pour les repas, dans le ronronnement sifflant des sèche-mains des toilettes.
Norman ne payait pas d’impôts. Il ne fournissait ni prévisions trimestrielles ni déclarations annuelles, il ne demandait pas de délais supplémentaires. Il n’antidatait pas de documents, ne créait pas de sociétés écrans ni de trust funds frauduleux, n’ouvrait pas de comptes secrets, n’utilisait pas les mécanismes existants des paradis fiscaux. Il n’était pas un contestataire politique ou religieux. Il n’était pas un nihiliste rejetant en bloc les valeurs et les institutions. Il était complètement transparent. Simplement, il ne payait pas. C’était une sorte de léthargie, disait-il, comme les gens qui ne peuvent pas se résoudre à faire la vaisselle ou leur lit.
Je m’illuminais à ces mots. Faire la vaisselle, faire son lit. Il disait qu’il ne savait pas exactement combien de temps s’était écoulé depuis la dernière fois qu’il avait payé des impôts.
Lorsque je l’interrogeai sur ses conseillers financiers, ses associés professionnels, il haussa les épaules, ou j’en eus l’impression. J’étais sur la couchette du haut et lui sur celle du bas, deux hommes en pyjama, qui tuaient le temps.
«Ces gamines. Carrément incroyables, dit-il. Et les nouvelles, surtout les mauvaises.
- Vous aimez les mauvaises nouvelles.
- Tout le monde aime les mauvaises nouvelles. Même les gamines aiment les mauvaises nouvelles.»
J’envisageai de lui dire que c’étaient mes filles. Personne ici ne le savait, et c’était mieux ainsi. Je ne voulais pas que les hommes du dortoir me regardent, me parlent, répandent la nouvelle dans tout le camp. J’apprenais à disparaître. Cela me convenait, c’était mon état naturel, jour après jour, de redevenir fantasmatique.
Mieux valait ne pas parler des filles.
C’est alors que j’en parlai, tranquillement, six ou sept mots. Il y eut un long silence. Il avait un visage rond, Norman, avec un nez épais, et une masse de cheveux grisonnants.
«Vous n’aviez jamais dit ça, Jerry.
- C’est entre nous.
- Vous ne dites jamais rien.
- Juste à vous. A personne d’autre. C’est vrai, dis-je. Kate et Laurie. Je suis assis là à les regarder, et j’ai du mal à comprendre comment tout ça est arrivé. Qu’est-ce qu’elles font là, qu’est-ce que je fais ici ? Leur mère écrit les textes. Elle ne me l’a pas dit, mais je sais que c’est elle. C’est elle le cerveau derrière toute l’affaire.
- Comment est-elle, leur mère ?
- Nous sommes séparés.
- Comment est-elle ? insista-t-il.
- Plutôt intelligente, dans le genre tranchant. Et jolie dans le genre sournois. Il faut l’observer de près pour s’en apercevoir.
- Vous l’aimez encore ? Je ne pense pas avoir jamais aimé ma femme. Pas au sens originel du terme.»
Je m’abstins de lui demander ce qu’il entendait par là.
«Est-ce que votre femme vous aimait ?
- Elle aimait mes murs, dit-il.
- J’aime mes gosses.
- Vous aimez leur mère aussi. Je le sens bien, dit-il.
- Vous sentez ça d’où ? Du lit d’en-bas ? Vous ne pouvez même pas voir mon visage.
- Je l’ai vu, votre visage. Qu’y a-t-il à voir ?
- Nous avons fait naufrage. Nous ne nous sommes pas éloignés peu à peu l’un de l’autre, nous avons fait naufrage.
- Ne me dites pas que je me trompe. Je sens les choses. Je lis en elles», dit-il.
Je regardai le plafond. Il pleuvait depuis plusieurs heures, et il me semblait entendre des bruits de circulation sur l’autoroute mouillée, des voitures qui fonçaient sous le pont, des conducteurs penchés dans la nuit, s’efforçant de déchiffrer la route à chaque virage.
«Je vais vous dire ce qui se passe, dit-il. C’est comme si elles jouaient à un jeu. Tous ces noms qu’elles prononcent. Le Hang Seng de Hongkong. C’est amusant, pour une gosse. Et quand ce sont des gosses qui le disent, c’est nous que ça amuse. Et je vais vous parier un truc. Si des tas de gamins regardent ces infos, ce n’est pas parce qu’elles passent sur une chaîne pour enfants. Ils les regardent parce que c’est drôle. Qu’est-ce que ça peut bien être que le Hang Seng de Hongkong ? Je n’en sais rien. Vous le savez, vous ?
- Leur mère le sait.
- Oh oui, elle le sait. Et aussi que tout ça, c’est un jeu. Et que c’est drôle. Vous avez de la chance, dit-il. Des gamines formidables.»
Heureux ici, tel était Norman. Nous ne sommes pas en prison, se plaisait-il à dire. Nous sommes en colonie de vacances.
Avec le temps, la situation du Golfe commença à s’apaiser. Abou Dabi offrit un renflouement de 10 milliards de dollars, et un calme relatif retomba bientôt sur la région et, via les réseaux informatiques, sur tous les marchés. Il en résulta une démotivation dans la salle commune. Alors même que les filles faisaient montre d’une amélioration de leur prestation et d’une sérieuse préparation, les hommes cessèrent de venir en masse et il n’en resta bientôt plus qu’une poignée, dispersés ici et là, somnolents et songeurs.
nous avions la télé, mais qu’avions-nous perdu, tous autant que nous étions, en entrant dans le camp ? Nous avions perdu nos extensions, nos appendices, les systèmes de données qui nous alimentaient et nous oxygénaient. Où était le monde, notre monde ? Disparus les ordinateurs portables, les smartphones, les capteurs de lumière, les mégapixels. Nos mains et nos yeux avaient besoin de plus que nous ne pouvions leur donner à présent. Les écrans tactiles, les plateformes mobiles, la discrète sonnerie de rappel d’un rendez-vous, d’un horaire de vol, ou d’une femme dans une chambre, quelque part. Et aussi cette sensation, cette conscience tacite et désormais perdue, que nous attendait quelque chose de plus neuf, de plus excitant, de plus rapide, à la distance d’un souffle d’oiseau. Disparue aussi l’anxiété technologique dont s’accompagnaient automatiquement ces appareils. Mais nous n’en avions pas moins besoin que des instruments eux-mêmes, ce stress inhérent, la tension de cette vigilance et de ces frustrations. N’étaient-elles pas essentielles à notre vision des choses ? La perspective des signaux manqués et des pannes de systèmes, la mémoire qu’il faut recharger, l’identité volée en quelques clics. L’information, c’était tout ce qui comptait, l’information qui entrait et qui sortait. Nous étions toujours connectés, nous voulions l’être, nous avions besoin de l’être, mais c’était de l’histoire ancienne désormais, l’ombre d’une autre vie.
D’accord, nous étions des adultes, pas des gamins hallucinés en situation de dépendance tribale, et ce n’était pas un camp de sauvetage pour des drogués de l’Internet. Nous vivions dans l’espace réel, pas accros, libres de toute dépendance mortifère. Mais nous étions désespérés. Nous étions mous et affaissés. C’était une chose dont nous parlions rarement, une chose difficile à secouer. Il y avait ces petits passages à vide où nous savions exactement ce qui nous manquait. Assis sur le siège des toilettes, la chasse d’eau tirée, le regard fixe sur nos mains.
J’aspirais à me trouver devant le téléviseur pour le bulletin d’infos sur les marchés, à quatre heures de l’après-midi les jours de semaine, mais je n’y parvenais pas toujours. Je faisais partie d’une équipe de travail qu’on emmenait parfois en car jusqu’à la base aérienne voisine, pour accomplir des tâches d’entretien, ponçage et peinture, ramassage d’ordures, voire pour se contenter, parfois, de regarder un chasseur rugir sur la piste et prendre son envol vers le soleil d’hiver. C’était magnifique à voir, l’avion qui montait, les roues qui rentraient, les ailes qui se redressaient, la lumière, le ciel strié, nous trois ou quatre, sans un mot. Etait-ce le moment, plutôt que mille autres, où la mesure de notre chute nous était le plus âprement signifiée ?
«Tout l’Europe regarde vers le sud. Que voient-ils ?
- Ils voient la Grèce.
- Ils voient l’instabilité fiscale, l’énorme fardeau de la dette, l’éventuelle faillite.
- Le mot crise est d’origine grecque.
- La Grèce dissimule-t-elle sa dette publique ?
- La crise se répand-elle à la vitesse de l’éclair sur le reste de la zone sud, sur la zone euro en général, sur les marchés émergents partout dans le monde ?
- La Grèce a-t-elle besoin d’un renflouement ?
- La Grèce va-t-elle abandonner l’euro ?
- La Grèce a-t-elle dissimulé la nature de sa dette ?
- Quel est le rôle de Wall Street dans cette affaire majeure ?
- Qu’est-ce que les CDS ? Qu’est-ce qu’un Etat en défaut de paiement ? Qu’est-ce qu’un fonds commun de créances ?
- Nous l’ignorons. Le savez-vous ? Cela vous intéresse-t-il ?
- Qu’est-ce que Wall Street ? Qui est Wall Street ?»
Rires crispés çà et là dans le public.
«La Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Italie.
- Le Dow Jones, le Nasdaq, l’euro, la livre sterling.
- Mais où sont les grèves, les arrêts de travail, les actions professionnelles ?
- Regardez la Grèce. Regardez dans les rues.
- Emeutes, grèves, manifestations, piquets de grève.
- L’Europe entière a les yeux fixés sur la Grèce.
- Chaos est un mot grec.
- Vols annulés, drapeaux brûlés, jets de pierres dans un sens, gaz lacrymogène dans l’autre.
- Les travailleurs sont en colère. Les travailleurs défilent.
- Qu’on blâme les travailleurs. Qu’on les enterre.
- Qu’on bloque leurs salaires. Qu’on augmente leurs impôts.
- Qu’on dépouille les travailleurs. Qu’on les nique.
- D’un jour à l’autre, maintenant. Il suffit d’attendre.
- Nouveaux drapeaux, nouvelles banderoles.
- Le marteau et la faucille.
- Le marteau et la faucille.»
Leur mère faisait parler les fillettes suivant un rythme équilibré, en cadence. Elles ne se contentaient pas de lire, elles jouaient, avec des expressions sur le visage, elles s’amusaient comme des folles. Qu’on les nique, avait dit Kate. Au moins leur mère avait-elle réservé à l’aînée la réplique vulgaire.
oute la journée l’histoire circula dans le camp, d’un homme à l’autre, d’un bâtiment à l’autre. Il s’agissait d’un détenu du couloir de la mort, au Texas, ou dans le Missouri, ou dans l’Oklahoma, et de ses dernières paroles avant qu’un individu dûment habilité par l’Etat ne lui injecte la substance létale ou n’active le courant électrique.
Ces paroles étaient : «Shootez dans les pneus et foutez le feu - je rentre chez moi.» En entendant l’histoire, certains d’entre nous furent pris d’un frisson. Nous faisait-elle honte ? Jugions-nous cet homme en équilibre sur le tranchant aiguisé de son dernier souffle plus authentique que nous, un hors-la-loi authentique, digne de l’attention la plus cruellement scrupuleuse de l’Etat ? Sa fin fut officiellement marquée, saluée par certains, contestée par d’autres. Si lui avait passé la moitié de sa vie dans des cellules de prison, en réclusion solitaire, et, finalement, dans le couloir de la mort, pour un ou deux ou de multiples homicides, où étions-nous, nous, et qu’avions-nous fait pour être placés en ce lieu ? Avions-nous seulement conservé le souvenir de nos crimes ? Pouvions-nous les qualifier de crimes ? C’étaient des trous dans le système, des évasions, des infractions d’amateurs minables.
Certains d’entre nous, moins portés à l’autodénigrement, se contentèrent de hocher la tête en entendant l’histoire, portant ainsi à son crédit l’honneur que l’individu avait conféré au moment, la poésie rurale de ces mots qu’il avait prononcés. La troisième fois que j’en entendis parler, peut-être indirectement, la prison était résolument située au Texas. Plus question d’autres Etats - l’homme, l’histoire, et la prison, tout se rapportait au Texas. Nous, nous étions quelque part ailleurs, à regarder une émission pour enfants à la télé.
«C’est quoi, cette histoire de marteau et de faucille ?
- Rien, dis-je. Des mots. Comme Abou Dabi.
- Le Hang Seng de Hongkong.
- C’est cela même.
- Les filles aiment le dire. Le marteau et la faucille.
- Le marteau et la faucille.
- Abou Dabi.
- Abou Dabi.
- Hang Seng.
- Hang Seng.
- Hongkong», dis-je.
Nous continuâmes un moment. Norman était toujours en train de chuchoter quand je fermai les yeux pour m’engager dans la longue courbe qui mène au sommeil.
«Mais je pense que c’est bien ça qu’elle veut dire. Je pense qu’elle le dit sérieusement. Le marteau et la faucille, disait-il. C’est une femme qui parle avec sérieux et qui veut démontrer quelque chose.»
Je regardais de loin. Ils franchissaient le détecteur de métaux, l’un après l’autre, et se dirigeaient vers le centre d’accueil des visiteurs, les femmes et les enfants, les amis fidèles, les associés, les avocats qui allaient s’asseoir et écouter dans un cadre confidentiel, cependant que les détenus les dévisageraient d’un œil perçant en se plaignant de la nourriture, des affectations de travail, de la rareté des réductions de peine.
Tout avait l’air plat. Les visiteurs avançaient lentement sur le chemin, incolores. C’est à peine si le ciel était là, vide de lumière, hors climat. Les familles étaient emmitouflées et blafardes, mais je ne sentais pas le froid. J’étais sur le seuil du dortoir mais j’aurais pu être n’importe où. J’imaginai une femme au milieu de ces gens, mince et brune, seule. Je ne sais pas d’où elle sortait, une photo que j’avais dû voir un jour, ou un film, français peut-être, qui se déroulait en Asie du sud-est, une scène érotique sous un ventilateur. Ici, elle portait une longue tunique blanche et un pantalon ample. Elle appartenait à un autre cadre, c’était clair, mais je n’avais pas besoin de me demander ce qu’elle faisait ici. Elle avait surgi de mon cerveau engourdi ou de la platitude du ciel.
Il existait un nom pour la tenue qu’elle portait, je l’avais sur le bout de la langue, je le tenais presque, quand il m’échappa. Mais la femme était bien là, immobile, en sandales claires, avec une tunique fendue sur les côtés et ornée d’un vague motif floral devant et derrière.
Au plafond, le ventilateur tournait lentement dans la chaleur lourde, une pensée dont je n’avais ni envie ni besoin, mais c’était ainsi, plus une pensée qu’une image, qui me ramenait des années en arrière. Qui était l’homme qu’elle venait voir ? Je n’attendais aucune visite, n’en voulais aucune, pas même mes filles, elles n’avaient pas à me voir ici. Elles étaient à trois mille kilomètres, de toute façon, et occupées à autre chose. Pouvais-je installer cette femme en ma présence immédiate, face à face de part et d’autre d’une table dans l’immense espace qui allait bientôt se remplir de détenus, de femmes, et d’enfants, sous la surveillance d’un gardien assis à son bureau surélevé ?
Je savais une chose, le nom de sa tenue se composait de deux mots, deux mots brefs, et j’aurais le sentiment que la journée valait la peine d’être vécue, voire la semaine entière, si j’arrivais à me remémorer ces mots. Qu’y avait-il d’autre à faire ? A quoi d’autre pouvais-je penser, qui pût me procurer une mesure décente d’accomplissement ?
Vietnamienne - les mots, la tunique, le pantalon, la femme.
Puis je pensai à Sylvan Telfair. C’était lui, le détenu qu’elle venait voir, un homme de renom mondial. Ils s’étaient connus à Paris ou à Bangkok, sur une terrasse, où ils buvaient du vin et parlaient français. Il était raffiné et sûr de lui, et en même temps un peu réticent, un homme par qui elle pouvait se sentir attirée, même si elle était mon idée, ma soyeuse vision secrète.
Je restais debout là, à regarder, songeur.
Lorsque les mots me revinrent, beaucoup plus tard dans la journée, ao dai, j’avais perdu tout intérêt pour le sujet.
Nous étions groupés, par grappes, en masse, par deux, des hommes partout, vivant en essaims, emplissant tout l’espace, agglutinés dans les limites du champ visuel. J’aimais nous considérer comme des hommes en camp de rééducation maoïste, perfectionnant par la répétition leur être social. Nous travaillions, mangions, et dormions suivant une routine mécanique, hebdomadaire, journalière, horaire, progressant de la pratique à la connaissance. Mais c’étaient là les divagations des moments d’oisiveté. Peut-être n’étions-nous que des tonnes de viande conditionnée, de la chair entassée et divisée en box, conteneurisée en dortoirs et en réfectoires, répartie dans des survêtements de cinq couleurs, classée, cataloguée, telle couleur pour tel délit. Les couleurs me faisaient l’effet d’une sorte de pathos comique, toujours là, criardes, mal assorties, entrecroisées. J’essayais de ne pas nous voir comme des clowns de cirque qui auraient oublié leur maquillage.
«Vous la considérez comme votre ennemie, dit Norman. Elle et vous, ennemis mortels.
- Je ne crois pas que ce soit vrai.
- C’est absolument naturel. Vous pensez qu’elle se sert des filles contre vous. Vous en êtes convaincu en votre for intérieur, que vous l’admettiez ou non.
- Je ne pense pas que ce soit le cas.
- C’est forcément le cas. Elle vous attaque pour les erreurs que vous avez commises dans votre métier. Quel métier faisiez-vous ? Comment vous êtes-vous retrouvé ici ? Je ne pense pas que vous l’ayez dit.
- Ce n’est pas intéressant.
- Nous ne sommes pas ici pour être intéressants.
- Je dirigeais une entreprise pour un homme qui achetait des entreprises. Des informations circulaient. De l’argent changeait de mains. Des avocats, des courtiers, des consultants, des associés.
- Qui était l’homme ?
- C’était mon père, dis-je.
- Comment s’appelle-t-il ?
- Il est mort paisiblement avant les faits.
- Quels faits ?
- Les faits de ma condamnation.
- Comment s’appelait-il ?
- Walter Bradway.
- Je connais ce nom ?
- Vous connaissez le nom de son frère. Howard Bradway.
- Un mousquetaire des hedge funds», dit-il.
Norman cherchait dans sa mémoire une confirmation visuelle. Je me représentais ce qu’il se représentait. Il se représentait mon oncle Howie, un grand gaillard rougeaud, torse nu, avec des lunettes d’aviateur, et un caniche nain niché au creux du bras. Une image assez célèbre.
«Tradition familiale, c’est ça ? dit-il. Différentes entreprises, différentes villes, différentes périodes.
- Ils croyaient au bien et au mal. Le bien et le mal des marchés, des portefeuilles, des informations privilégiées.
- Et puis votre tour est venu d’entrer dans l’affaire. Saviez-vous ce que vous faisiez ?
- Je cherchais ma définition. Voilà ce que disait mon père. Il disait que les gens qui ont besoin de se définir relèvent du dictionnaire.
- Parce que vous m’apparaissez comme quelqu’un qui ne sait pas toujours ce qu’il fait.
- Je le savais assez bien. Je le savais.»
J’entendis Norman dérouler l’emballage improvisé en cellophane de son petit pot de confiture de figue, puis en étaler un peu avec son doigt sur un biscuit salé. Les jours de visite, son avocat introduisait clandestinement dans le camp un pot de confiture de figues de Dalmatie, dépouillé de son couvercle métallique. Norman disait que ce nom lui plaisait, Dalmatie, Dalmatien, l’histoire des Balkans, l’Adriatique, le grand chien tacheté. Il aimait l’idée d’un aliment portant ce nom, en provenance de cette région, que des ingrédients naturels, et le déguster sur un biscuit salé ordinaire de la cantine, en cachette, une ou deux fois par semaine.
Il déclara que son avocat était une avocate, et qu’elle dissimulait la confiture quelque part sur son corps. C’était une phrase lancée comme ça, d’une voix atone, et qui n’était pas faite pour être crue.
«Quelle est votre philosophie de l’argent ?
- Je n’en ai pas, dis-je.
- Il y a eu une année où je me suis fait une montagne de fric. Une année en particulier. Là, au total, on était facile dans les neuf chiffres. J’avais l’impression que ça ajoutait des années à ma vie. L’argent vous fait vivre plus longtemps. Il s’infiltre dans le sang, dans les veines et les capillaires. J’en ai parlé à mon médecin traitant. Il m’a dit qu’il n’excluait pas que j’aie peut-être raison.
- Et les œuvres d’art sur les murs ? Elles vous font vivre plus longtemps ?
- Je ne sais pas, pour les œuvres d’art. Bonne question, les œuvres d’art.
- Les gens disent que l’art est immortel. Moi, je dis qu’il y a dedans quelque chose de mortel. On y perçoit un reflet de la mort.
- Tous ces tableaux sublimes, les formes, les couleurs. Tous ces peintres morts. Je ne sais pas», dit-il.
Il leva la main vers mon lit, en arrondissant le bras, pour m’offrir un peu de confiture de figue sur une moitié de biscuit. Je déclinai l’offre mais le remerciai. Je l’entendis mâcher le biscuit et s’enfoncer sous les draps. Et j’attendis les dernières remarques de la journée.
«Elle s’adresse directement à vous. Vous vous en rendez bien compte, en se servant des filles.
- Je ne le pense pas. Absolument pas.
- Autrement dit, l’idée ne vous en est jamais venue.
- Tout me vient à l’esprit. Mais il y a des choses que je rejette.
- Comment s’appelle-t-elle ?
- Sara Massey.
- Un nom ferme et direct. Je la vois comme une femme solide avec des racines qui remontent loin. Des principes, des convictions. Elle se venge de vos activités illégales, du fait que vous vous soyez laissé prendre, peut-être même du fait que vous soyez entré dans l’entreprise de votre père, pour commencer.
- Quelle chance d’être assez intelligent pour ignorer tout ça. Que de chagrins me sont ainsi épargnés.
- Cette femme jolie dans le genre sournois, comme vous la décriviez. Elle vous rappelle ce que vous avez fait. C’est à vous qu’elle parle. Abou Dabi. Abou Dabi. Hang Seng, Hongkong.»
Tout autour de nous, ensevelis dans des box, en suspens dans le temps, et se taisant pour de bon à présent, des hommes avec des problèmes dentaires, des problèmes médicaux, des problèmes conjugaux, des régimes alimentaires, des fragilités psychiatriques, des hommes au souffle épaissi par le sommeil, dans un ronronnement nocturne de détournements de taxes sur le pétrole, d’évasion fiscale, d’espionnage d’entreprise, de corruption de marchés, de faux témoignages, de fraude à l’assurance santé, de fraude sur les successions, de fraude immobilière, de fraude informatique, de fraude qui conspire.
Ils commencèrent à arriver en avance, et la salle commune était pleine d’hommes, certains portant des sièges pliants supplémentaires, qu’ils ouvraient d’un coup sec. Il y en avait d’autres debout dans les travées latérales, un véritable débordement de détenus, de gardiens, d’équipes de cuisine, de personnel du camp. J’avais réussi à me faufiler au quatrième rang, pas tout à fait au milieu. L’impression d’événement, de nouvelle hautement colportée, toutes les convergences de forces émotionnelles globales qui nous rassemblaient ici dans une houle d’attentes complexes. Une grappe de fleurs trempées de pluie s’était collée à l’une des hautes fenêtres oblongues. Le printemps, si l’on veut, en retard cette année.
Il y avait quatre salles communes, une pour chaque dortoir, et j’étais sûr qu’ils étaient tous entassés, détenus et autres, assemblés selon quelque bizarre harmonie, pour écouter des enfants parler de l’effondrement économique.
C’est alors, comme le moment approchait, que Feliks Zuber se leva un instant de son siège au premier rang, et dressa une main lasse pour faire taire la foule qui s’installait.
Je remarquai tout de suite que les filles portaient des vestes assorties. C’était nouveau. L’image était plus stable et plus précise, en couleur. Puis je me rendis compte qu’elles étaient assises à une longue table, une table de studio de télé, pas n’importe quelle table ordinaire. Quant aux textes - elles n’avaient pas de textes. Elles utilisaient un prompteur, et disaient leurs répliques à un rythme assez rapide, avec d’occasionnelles pauses tactiques, bien placées.
«La Grèce vend des obligations, elle lève des fonds en euros.
- Les marchés retrouvent leur calme.
- La Grèce prend le chemin d’une austérité nouvelle.
- La pression immédiate se relâche.
- La Grèce est prête à restaurer la confiance.
- La Grèce et l’Allemagne ont des entretiens.
- Votes de confiance. Appels à la patience.
- Package d’aide de 40 milliards de dollars.
- Comment dit-on merci en grec ?
- Efharisto.
- Redis-le, lentement.
- F. Harry Stowe.
- F. Harry Stowe.»
Elles échangèrent un salut avec le poing, impassibles, sans se regarder.
«Le pire est peut-être passé.
- A moins qu’il ne soit à venir.
- Sait-on si la caution grecque accomplira ce qu’elle est censée accomplir ?
- Ou bien fera-t-elle juste le contraire ?
- Quel est le contraire, exactement ?
- Pense aux autres marchés, ailleurs.
- Y a-t-il quelqu’un pour regarder le Portugal ?
- Tout le monde regarde le Portugal.
- Dette élevée, croissance faible.
- Emprunt, emprunt, emprunt.
- Euro, euro, euro.
- L’Irlande a un problème, l’Islande a un problème.
- A-t-on pensé à la livre sterling ?
- Vie et mort de la livre sterling.
- La livre n’est pas l’euro.
- L’Angleterre n’est pas la Grèce.
- Mais la livre donne-t-elle des signes de fléchissement ? L’euro suivra-t-il ? Le dollar est-il loin derrière ?
- On parle de la Chine.
- Y a-t-il des problèmes en Chine ?
- Y a-t-il une bulle en Chine ?
- Comment s’appelle la monnaie chinoise ?
- La Lettonie a le lat.
- Tonga a le ponga.
- La Chine a le ribimbi.
- Le rebimbo.
- La Chine a le rebobo.
- Le rebubu.
- Qu’est-ce qui se passe ensuite ?
- Ça s’est déjà passé.
- Le marché plonge de mille points en un huitième de seconde.
- Un dixième de seconde.
- De plus en plus vite, de plus en plus bas.
- Un vingtième de seconde.
- Les écrans clignotent et vibrent, les téléphones s’arrachent des murs.
- Un centième de seconde. Un millième de seconde.
- Pas réel, irréel, surréel.
- Qui fait ça ? D’où est-ce que ça vient ? Où est-ce que ça va ?
- Ça s’est passé à Chicago.
- Ça s’est passé au Kansas.
- C’est un film, c’est une chanson.»
Je percevais l’ambiance dans la salle, une intensité pressante, le besoin de quelque chose de plus, de quelque chose de plus fort. Je restais détaché, à regarder les filles, à m’interroger sur leur mère, sur ce qu’elle avait en tête, sur l’endroit où elle nous entraînait.
Laurie dit doucement, d’une voix cadencée :
«En qui avoir confiance ? Vers où nous tourner ? Comment dormir ?» Kate, le ton vif : «La technologie informatique peut-elle rester liée aux opérations commerciales informatisées ? Le doute à court terme l’emportera-t-il sur le doute à long terme ?
- Qu’est-ce qu’une erreur de gros doigt ? Qu’est-ce qu’une vente à découvert nu ?
- Combien de milliards de dollars pour panser la plaie sanguinolente de l’économie de la zone euro ?
- Combien de zéros dans un milliard ?
- Combien de réunions en pleine nuit ?
- Pourquoi la crise continue-t-elle à s’aggraver ?
- Brésil, Corée, Japon. N’importe où.
- Que font-ils et où le font-ils ?
- Ils sont encore en grève en Grèce.
- Ils défilent dans les rues.
- Ils brûlent les banques en Grèce.
- Ils accrochent des banderoles au fronton des temples sacrés.
- Peuples d’Europe, levez-vous.
- Peuples du monde, unissez-vous.
- La marée monte, la marée change.
- Dans quelle direction ? A quelle vitesse ?»
Il y eut une longue pause. Nous regardions et attendions. Puis le bulletin d’information atteignit son moment déterminant, le point de non-retour, le ça passe ou ça casse. Les filles récitèrent ensemble : «Staline Khrouchtchev Castro Mao.»
«Lénine Brejnev Engels -ouah.»
Ces noms, cette exclamation, chantonnés à une cadence rapide, provoquèrent chez les détenus un vacarme spontané. Quel genre de vacarme était-ce ? Que signifiait-il ? Je restais impassible au milieu, m’efforçant de comprendre. Les filles répétèrent ces mots une fois, et puis une fois encore. Les hommes criaient et vociféraient, s’en donnant à cœur joie, ces flasques délinquants en col blanc, s’abandonnant à une pulsion puissante.
«Brejnev Khrouchtchev Mao et Ho.»
«Lénine Staline Castro Zhou.»
Les noms continuaient à crépiter. On aurait dit l’hymne d’une école, une chanson de pom-pom girls bondissantes, et la réaction des hommes s’amplifiait en volume et en vibration. C’était énorme, incroyable, et j’avais peur. Que signifiaient ces noms pour les détenus ? Nous étions très loin de la terminologie rigolote des bulletins précédents. Ces noms étaient d’immenses empreintes posées sur l’histoire. Les détenus voulaient-ils remplacer une doctrine, un système de gouvernement, par une autre ? Nous étions les produits ultimes du système, le résultat logique des tranches de capital carbonisé. Nous étions aussi des hommes, dotés de familles et de domiciles, quelle que fût notre situation actuelle. Nous avions des convictions, des engagements. Cela allait au-delà des systèmes, songeais-je. Ils proclamaient que rien n’importait, que les distinctions étaient mortes. Qu’on laisse donc les marchés s’écrouler et mourir. Qu’on laisse donc les banques, les sociétés de courtage, les groupes, les trust funds, les fonds d’investissements, les instituts - qu’on les laisse tous tant qu’ils sont s’envoler en fumée.
«Mao Zhou - Fidel Ho.»
Les travées latérales, pendant ce temps, restaient calmes et silencieuses - surveillants, médecins, administrateurs du camp. J’avais envie que ce soit fini. J’avais envie que les filles rentrent à la maison, fassent leurs devoirs, se referment sur leurs téléphones portables.
«Marx Lénine - Che Hé !»
Leur mère était folle, elle pervertissait la nouveauté d’un bulletin d’informations boursières pour enfants. Les détenus étaient perturbés, ils s’agitaient dans une anarchie machinale. Seule avait un sens l’attitude de Feliks Zuber, qui levait le poing faiblement, lui qui était là pour avoir tenté de financer une révolution, lui qui était capable d’entendre dans ce charivari de noms le son des trompettes et des tambours. Il fallut un moment avant que l’énergie dans la salle commence à se résorber, tandis que s’apaisait la voix des filles.
«Nous attendons tous une réponse.
- Par voie de conséquence, disent les analystes.
- Le moment venu, déclarent les investisseurs.
- Ailleurs, affirment les économistes.
- Quelque part, prétendent les autorités.
- Ça pourrait aller mal, dit Kate.
- Mal comment ?
- Très mal.
- Mal comment ?
- Mal comme la fin du monde.»
Les yeux fixés sur la caméra, elles achevèrent dans un murmure.
«F. Harry Stowe. - F. Harry Stowe.»
Le bulletin était terminé mais les filles restaient sur l’écran. Elles regardaient, nous regardions. Le moment devenait inconfortable. Laurie jeta un coup d’œil sur le côté et se glissa hors de son siège, sortant du champ de la caméra. Kate ne bougeait pas. Je regardai une expression familière envahir ses yeux, sa bouche et sa mâchoire, celle de l’anticonformisme. Pourquoi aurait-elle dû se prêter à une sortie embarrassante à cause d’une gaffe technique idiote ? Elle allait nous tenir tête à tous. Puis elle nous dirait exactement ce qu’elle pensait de cette affaire, de l’émission, et des informations elles-mêmes. Voilà qui me donnait envie de me lever et de partir, de me glisser discrètement au bout du rang et le long du mur, puis dans la lumière poussiéreuse de la fin d’après-midi. Mais je restais à regarder et elle aussi. Nous nous regardions l’un l’autre. Elle se pencha en avant, maintenant, les coudes sur la table et les mains croisées au niveau du menton, comme une institutrice impatientée par mes ricanements, par mes gestes nerveux, ou simplement par ma stupidité. La tension dans la salle prenait du poids et de la substance. Voilà ce que je redoutais, qu’elle parle des informations, de toutes les informations tout le temps, et de la manière dont son père disait toujours que les informations n’existaient que pour pouvoir disparaître, que c’était là le principe même des informations, quelle que soit l’histoire, et où qu’elle se produise. «Nous comptons sur les informations pour disparaître, disait mon père. Puis mon père est devenu de l’information. Alors il a disparu.»
Mais elle se contentait de rester assise là et de regarder, et les détenus ne tardèrent pas à s’agiter. Je me rendis compte que ma main couvrait le bas de mon visage, dans un geste d’inutile dissimulation parentale. Les hommes - quelques-uns d’abord, puis davantage, des groupes entiers, s’en allaient à présent, certains marchant penchés pour passer entre les rangs. Peut-être prenaient-ils garde à ne pas boucher la vue pour les autres, mais je songeai que la plupart s’esquivaient furtivement, pleins de honte et de culpabilité. Quoiqu’il en fût, la vue restait la même, Kate, face à la caméra, assise là à me regarder. Je me sentais vidé mais je ne pouvais pas partir tant qu’elle était encore là. J’attendais que l’écran devienne nu, ce qui se produisit enfin de longues minutes plus tard, dans une confusion de zébrures et de brouillage.
La salle s’était entièrement vidée lorsque survint un dessin animé, un gros garçonnet qui roulait jusqu’en bas d’une colline pleine de bosses. Feliks Zubert était immobile sur son siège au premier rang, lui et moi seuls spectateurs à présent, et j’attendais qu’il se retourne pour m’adresser un signe, ou bien qu’il se contente de rester assis là, mort.
’ouvris les yeux un peu avant les premières lueurs et le rêve était encore là, flottant, presque palpable. Nous ne pouvons pas rendre justice à nos rêves, en les remaniant dans notre mémoire. On les dirait empruntés, appartenant à une autre vie, qui est peut-être nôtre, et seulement dans ses marges les plus éloignées. Une femme se tient sous un ventilateur dans la pénombre d’une haute pièce, à Ho-Chi-Minh-Ville, le nom de la ville est inscrit de manière indélébile dans le rêve, et la femme, momentanément obscurcie, ôte ses sandales et commence à paraître familière, et maintenant je comprends pourquoi, parce que, très bizarrement, c’est ma femme, Sara Massey, qui se dépouille lentement de ses vêtements, une tunique et un pantalon ample, un ao dai.
Etait-ce censé être érotique, ou ironique, ou ne s’agissait-il que d’un paquet de débris cérébraux parmi d’autres ? Y penser me rendit nerveux et, au bout d’un moment, je me glissai à bas de ma couchette par l’extrémité, sans bruit. Norman gisait immobile, un masque noir sur les yeux. Je m’habillai et quittai le box pour traverser le bâtiment et sortir dans la brume qui précède l’aube. Le poste de surveillants à l’entrée du camp était allumé, quelqu’un de garde pour faire entrer les camionnettes de livraison qui allaient arriver avec du lait, des œufs, et des poulets sans tête, fournis par les fermes alentour. Je coupai en biais vers la vieille barrière en bois et me glissai entre les piquets, puis restai un moment là, le regard tendu dans l’obscurité, conscient de ma respiration, et surpris par elle, comme s’il s’agissait là d’un événement rare et exceptionnel.
J’avançai lentement, à tâtons, le long d’une rangée d’arbres qui bordaient un côté du chemin de terre. Me dirigeant vers le bruit de la circulation, je parvins en dix ou douze minutes au pont qui enjambait l’autoroute. Le pont lui-même était fermé à la circulation, avec des travaux de réfection indéfiniment en cours. Je m’arrêtai vers le milieu du pont et regardai les voitures foncer dessous. Une demi-lune très basse paraissait étrangement noyée dans la brume pâle. La circulation était soutenue, dans les deux sens, camions, camionnettes, camions à benne, tous chargés de la question de «qui» et de «où», si tôt le matin, faisant gicler l’indicible son de leur passage sous le pont.
Je regardais et j’écoutais, oublieux du temps qui passait, songeant à l’ordre et à la discipline de la circulation, considérés comme allant de soi, les conducteurs maintenant une distance, des hommes et des femmes faillibles, avec des voitures devant, derrière, sur les côtés, roulant de nuit, laissant errer leurs pensées. Pourquoi n’y avait-il pas d’accidents toutes les quelques secondes sur cette portion d’autoroute, même avant l’heure de pointe du matin ?
Voilà ce à quoi je songeais, de ma position sur le pont, au bruit impérieux de la circulation, à la proximité des véhicules entre eux, à la différence fondamentale entre les conducteurs, sexe, âge, langue, caractère, histoire personnelle, les voitures pareilles à des jouets électroniques, mais là, en bas, c’est de la chair et du sang, de l’acier et du verre, et il me paraissait extraordinaire qu’ils roulent en toute sécurité vers le mystère de leurs destinations. Voilà ce qu’on appelle la civilisation, me disais-je, la poussée du progrès social et matériel, des gens en mouvement qui testent les limites du temps et de l’espace. Peu importe la contagieuse puanteur de l’essence brûlée, l’encrassement de la planète. Le danger est peut-être réel mais c’est simplement le revêtement, l’inévitable apparence. Ce que je voyais était réel aussi, mais doté de l’impact d’une vision, ou peut-être d’un événement éternellement présent qui flamboie dans les yeux et l’esprit du spectateur telle une explosion révélatrice. Regardez-les, quels qu’ils soient, qui agissent en conformité implicite, qui contrôlent les cadrans et les chiffres, qui manifestent bon sens et compétence, qui négocient les virages en freinant doucement, qui anticipent, vigilants dans trois ou quatre directions à la fois. J’écoutais l’air vibrer au-dessous de moi à leur passage, une voiture après l’autre, leurs conducteurs prenant des décisions instantanées, avec les infos et la météo à la radio, et des mondes inconnus plein la tête.
Pourquoi n’ont-ils pas tout le temps des accidents ? La question me semblait profonde, tandis qu’à l’est paraissait la première lueur de l’aube. Pourquoi ne s’emboutissent-ils pas, ou ne s’accrochent-ils pas par les côtés ? De ma perspective surélevée, la chose semblait inévitable - des voitures projetées contre les glissières, lancées dans de mortels tournoiements. Mais elles continuaient à venir, comme surgies de nulle part, phares, feux arrière, et elles allaient continuer à s’approcher et s’éloigner tout le temps qu’il faudrait au jour pour se lever et jusqu’au plus profond de la nuit suivante.
Je fermai les yeux et j’écoutai. Bientôt j’allais regagner le camp, sombrer dans la quotidienneté de cette vie. Sécurité minimale. Cela semblait puéril, un terme de condescendance et de dépit. J’avais envie d’ouvrir les yeux sur des routes désertes et une lumière aveuglante, sur l’apocalypse, sur l’approche tonitruante de quelque chose d’inimaginable. Mais c’est de la sécurité minimale que je relevais, non ? La moindre quantité possible, le degré de restriction le plus élémentaire. Tel j’étais, délinquant, certes, mais voué à partir un jour. Quand je finis par regarder, la brume se levait, la circulation était plus dense, des motos, des camions à plateau, des voitures familiales, des 4x4, des conducteurs aux aguets, en bas, qui plissaient les yeux, le bruit et la vitesse, l’écrasante impression de nécessité.
Qui sont ces gens ? Et où vont-ils ?
Je me rendis compte alors qu’on pouvait me voir de l’autoroute, un homme, sur le pont, à cette heure-là, silhouette immobile d’un homme debout qui regardait, et que des conducteurs, certains, pouvaient avoir la réaction naturelle de lever les yeux et de s’interroger.
Qui est-ce ? Qu’est-ce qu’il fait là ?
C’est Jerold Bradway, me dis-je, et il est en train d’inhaler les vapeurs de l’impérissable libre entreprise.
(c) Libération, 29/12/10
(...)