samedi 15 janvier 2011

Rappel à l'ordre de l'amour.



Il est arrivé à tout le monde, un jour ou l’autre, d’euphorie spéciale ou de cafard outre mesure, seul ou en société, devant une glace ou dans un coin, sur une musique ou en silence, de faire un pas de travers, de fléchir sa jambe derrière le genou et de laisser ballotter ses bras, comme si on allait s’évanouir, et de se reprendre, de devenir un paquet de linge ou une boule de nerfs, et de faire alterner la mollesse et la vigueur, de s’adonner, pendant quelques secondes, à une gymnastique déglinguée, sans utilité, se dépenser sans but, tracer d’autres gestes dans l’espace, le fouetter, s’appuyer sur lui comme pour prendre son envol, habiter son corps de postures étrangères, de fièvres lointaines, de réminiscences cinématographiques, devenir la reine de Saba ou Elvis Presley, ou les deux en même temps, les faire lutter, valser en soi au même moment, se mettre dans la peau d’un tigre, d’une gitane, se parer de cuir ou de falbalas, respirer différemment, souffler, écumer, nager sous l’eau, sirène ou homme-grenouille, oiseau, toupie, gyroscope, pantin, mécanique.
Peut-être que la danse, plus que les larmes, est le sifflet léger d’une soupape de l’âme. Est l’imploration de cesser d’être l’homme, sociable, réglé, dompté, pour redevenir animal, dieu, eau, feu. Si l’on imagine que la personne qui se met ainsi à dérailler, à faire le singe, pas forcément pour faire rire la galerie, mais parce qu’elle ne peut plus continuer à faire marcher sa tête si à l’écart de son corps, pour ne pas étouffer, pour ne pas hurler, si cette personne donc, par hasard, et parce que c’est son costume d’usage en cette heure-ci, porte un complet-veston et une cravate, ou un tailler trois pièces, et c’est ainsi le plus souvent que Pina Bausch habille ses personnages, en endimanchés, en fêtards timides, en dragueurs coincés, eh bien ! Ces gestes deviennent non seulement cocasses, mais graves, ils disent la perte en nous, le regret de quelque chose de vital. Pina Bausch donne à ces enveloppes ordinaires des statures de héros, de symboles.
Il ne s’agit pas de moqueries, comme dans Le Bal : la tendresse appliquée ne suffit pas à faire passer la dérision des comportements petits-bourgeois. Pina Bausch ne raconte pas forcément quelque chose de suivi, elle lâche juste des corps dans un espace (boîte répétitive de la salle des fêtes, du café dansant ou du hall de bordel), et les fait tourner, défiler, s’attirer et se repousser, se défouler, s’embrasser, se casser les pieds, se tordre les chevilles (toujours la même détonation d’humour douloureux), s’étreindre et se défaire, selon des principes d’attraction et de répulsion physiques.
Célébration du deuil de la danse
La danse est peut-être la discipline qui impose le moins, qui « bouche » le moins, qui laisse le plus de place possible, de courants, de  mouvements d’esprit entre le regard et la scène. Comme une lame de fond qui l’emporterait, ou comme un souffle d’air, la conscience vogue, balance, décroche, se perd, se reprend, va ailleurs, en soi-même éventuellement, puis revient sur le geste, en une autre idée (la chronophotographie, la photographie du mouvement pourrait matérialiser ces ondes, ces zébrures), la gymnastique d’un corps étranger, s’il ne se livre dans des clichés, dans des ivresses conventionnelles, s’il est pris par quelque chose d’intense, qui peut être extrêmement joyeux, ou extrêmement sage, se transpose immédiatement en gymnastique du cœur. Ainsi, la danse, la « bonne » danse (celle dont la technique est devenue fluide au point d’être invisible, au point de faire oublier que c’est le corps qui s’agite, mais quelque chose d’autre, à la fois brûlant, indicible, recouvert ?), cette danse-là invite à de petites sautes de conscience, courts-circuits, mini-voyages à l’intérieur.
Pina Bausch, inlassablement, semble célébrer le deuil de la danse dans la société (comme pour le fauve en cage l’évocation de la jungle), et rappeler à l’ordre de l’amour, faire la part entre les pulsions vitales et les pulsions morbides : est-ce que j’aime assez, et est-ce que j’aime « bien », est-ce que je ne passe pas à côté d’occasions d’amour, et est-ce que je ne suis pas en train de les détruire dès que je les saisis ?
Dans toutes ces questions, qui sont le lot commun, la note la plus vibrante est donnée, en trois-quarts d’heure, et sur la seule musique d’un violoncelle, dans Café Müller. La mémoire a conservé peu de choses de ce spectacle, sinon la certitude de quelque chose de capital, quelque chose qu’on se doit de dire, et qui là est dit, une fois pour toutes, mieux que jamais, et si raidement, si purement, qu’on en tremble, qu’on en a la parole coupée, et qu’on sort le cœur blessé, seulement cette  blessure était tombée dans l’oubli, on s’était employé à nous la faire oublier, à la faire passer pour futile, romantique, narcissique, et Pina Bausch, par l’intermédiaire du corps de ses danseurs, nous rappelle à la réalité, à la vitalité de cette blessure. Elle ne nous en tend pas le miroir, ou l’illustration, mais une sorte de radiographie cinglante qu’elle accompagne en même temps d’émollients, d’une trousse de secours pour brûlés au second degré.
Hervé Guibert
© Le Monde, 28 janvier 1982
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