normalement, tout se passe sans accroc. c'est comme un rituel de printemps. pina bausch et sa compagnie viennent à paris, au théâtre de la ville. cette année, la chorégraphe allemande propose ainsi deux programmes, la reprise d'une pièce historique et fondatrice, "bandonéon" (1980), et sa création de l'an dernier, "vollmond". seulement, cette fois, contre toute attente, alors que l'on voit généralement dans "bandonéon" un chef-d'oeuvre absolu (ce qu'il demeure), une matrice de la modernité (ce qu'il est), un classique indiscutable (la chose est amplement démontrée), une partie du public ne se cache pas de penser rigoureusement le contraire. chaque soir, une bonne centaine de personnes quittent la salle, avant, pendant ou après l'entracte, criant, polémiquant ou faisant claquer le siège de leur fauteuil. trop long, pas assez dansé, musique lancinante, les reproches fusent. "on est venus voir un spectacle !" hurle l'un durant la représentation. "on n'est pas là pour s'emmerder !", poursuit l'autre. "bandonéon" est-il un spectacle ? certes oui, mais pas comme l'entendent aujourd'hui de nombreux spectateurs qui veulent en avoir plein les yeux, que cela ne dure pas longtemps et surtout - selon l'expression de l'époque - n s'agitant comme des inse pas de prendre la tête. or se prendre la tête est précisément ce que nous demande en général pina bausch, et tout particulièrement avec "bandonéon". c'est même sa marque de fabrique et celle de ses interprètes de mettre en espace ce truc tellement compliqué qui s'appelle la vie des humains. s'il fallait raconter "bandonéon", on évoquerait dix-huit personnage s'agitant comme des insectes dans une sorte de boîte posée sur le plateau. ce pourrait être une boîte à danser, comme dans "kontakthof", une autre pièce légendaire de pina bausch, sauf qu'en effet, comme disent les mécontents, ça ne danse pas. et si ça ne danse pas, ce n'est pas pas parce que la chorégraphe a décidé d'ennuyer les gens, ni parce que les gens n'aiment pas danser. bien au contraire ! ils voudraient bien, les hommes et les femmes de "bandonéon", s'aimer, partager autre chose que leurs obsessions, communiquer entre eux, danser, être ensemble... seulement, ça ne vient pas, c'est retenu dans leur corps, emprisonné. et le spectacle dure près de trois heures ! d'où la colère ou l'épuisement d'une partie du public du théâtre de la ville. le malentendu dans cette histoire est à peu près sans appel. d'un côté, une artiste considérable, forte d'une oeuvre complexe, pina bausch, convoque les gens autour de son travail ; ils sont là parce qu'ils le veulent bien, pour comprendre un peu de leur propre existence et pas pour se distraire. de l'autre, un public de plus en plus éclaté, inattentif, velléitaire, qui voudrait choisir, à l'intérieur d'une oeuvre d'art, ce qui lui convient, en retrancher ce qui lui échappe ou l'ennuie, accélérer le cours du programme. il fallait s'y attendre, entre l'artiste en majesté et le moi-je consommateur tyrannique, une guerre s'est ouverte. pour l'instant, nous n'en sommes qu'à des cris et des mouvements d'humeur...
daniel conrod
(c)télérama
1 commentaire:
Quand est-ce que ça danse ? La question rebondit d'un spectateur à l'autre pendant l'entracte de Bandonéon présenté au Théâtre de la Ville, à Paris, mardi 5 juin. De quoi, de qui s'agit-il ? D'une oeuvre mythique de Pina Bausch datant de... 1980. On reste sidéré devant le nombre de spectateurs qui quittent la salle lors de la deuxième partie. Jamais on n'a vu récemment le Théâtre de la Ville se vider devant un spectacle de la reine Pina, qui affiche toujours complet d'une année sur l'autre. Preuve que l'intouchable chorégraphe allemande ne risque pas de mourir confite par l'admiration de ses fans !
Mais pourquoi Bandonéon suscite-t-il rejet et quolibets ? Bandonéon ne danse pas, certes. Du moins pas comme on peut s'y attendre, à la manière virevoltante des pièces récentes de Pina Bausch. Pourtant, dans la salle de café qui tient lieu de décor, le tango se déploie dans des figures insolites, lentes estocades de corps qui se reconnaissent comme dans un rêve. Genou contre genou, épaule contre épaule, l'anatomie de cette danse de couple se redéfinit à travers ses zones érogènes. Un nouveau pas de deux très sexy surgit, exécuté assis et même sur les genoux.
Bandonéon étire le temps comme du chewing-gum. Alors que les spectacles d'aujourd'hui, ceux de Pina Bausch compris, cavalent plus vite que l'ennui potentiel du spectateur, Bandonéon donne un coup de frein. Même si l'hystérie des douze personnages fouette régulièrement la pièce, la durée a la main lourde. Pina Bausch insiste par ailleurs sur des motifs forts, au risque parfois de radoter. Elle rejoue certaines scènes pour en mesurer l'intensité et l'usure. Une séquence d'applaudissements des femmes par les hommes, et vice versa, ressemble à un disque rayé que l'on passe sans se lasser.
La gravité baigne Bandonéon. La vie y ressemble à une salle d'attente où l'on fait tapisserie en espérant croiser l'amour. La tristesse, la défaite ont gain de cause et emportent les personnages dans l'obscurité. Incrustés dans les murs comme des vigies sans horizon, ils portent le poids de ce qu'ils sont, deviennent des ombres blêmes, à l'opposé des mécaniques de séduction de la Pina des années 2000.
Bandonéon aurait donc presque tout pour ne pas déplaire ? Curieusement, oui. Quant à la question fatale du coup de vieux, elle s'évapore au fil des trois heures de représentation. Bandonéon fourmille de trouvailles très contemporaines, jetant les bases de cette danse-théâtre que nombre de chorégraphes décalquent sans pouvoir l'imiter.
Sketches acides, adresses au public, passage au noir au moment où une femme va lire un texte, long tableau durant lequel un danseur fait le pont et seulement le pont... On a vu récemment le même genre de propos sans atteindre à la même évidence. Bandonéon n'a que 27 ans.
(c) le monde
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