Jean Cocteau (1889 - 1963)
Le Livre Blanc (1930)
Texte intégral
Le Livre Blanc (1930)
Texte intégral
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Au plus loin que je remonte et même à l'âge où l'esprit
n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de
mon amour des garçons.
J'ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime
d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une
société qui condamne le rare comme un crime et nous
oblige à réformer nos penchants.
Trois circonstances décisives me reviennent à la
mémoire.
Mon père habitait un petit château près de S. Ce
château possédait un parc. Au fond du parc il y avait une
ferme et un abreuvoir qui n'appartenaient pas au château.
Mon père les tolérait sans clôture, en échange des
laitages et des oeufs que le fermier apportait chaque jour.
Un matin d'août, je rôdais dans le parc avec une
carabine chargée d'amorces et, jouant au chasseur,
dissimulé derrière une haie, je guettais le passage d'un
animal, lorsque je vis de ma cachette un jeune garçon de
ferme conduire à la baignade un cheval de labour. Afin
d'entrer dans l'eau et sachant qu'au bout du parc ne
s'aventurait jamais personne, il chevauchait tout nu et
faisait s'ébrouer le cheval à quelques mètres de moi. Le
hâle sur sa figure, son cou, ses bras, ses pieds,
contrastant avec la peau blanche, me rappelait les
marrons d'Inde qui jaillissent de leurs cosses, mais ces
taches sombres n'étaient pas seules. Une autre attirait
mes regards, au milieu de laquelle une énigme se
détachait dans ses moindres détails.
Mes oreilles bourdonnèrent. Ma figure s'empourpra. La
force abandonnait mes jambes. Le coeur me battait
comme un coeur d'assassin. Sans me rendre compte, je
tournai de l'oeil et on ne me retrouva qu'après quatre
heures de recherches. Une fois debout, je me gardai
instinctivement de révéler le motif de ma faiblesse et je
racontai, au risque de me rendre ridicule, qu'un lièvre
m'avait fait peur en débouchant des massifs.
La seconde fois, c'était l'année suivante. Mon père avait
autorisé des bohémiens à camper dans ce même bout de
parc où j'avais perdu connaissance. Je me promenais avec
ma bonne. Soudain, poussant des cris, elle m'entraîna,
me défendant de regarder en arrière. Il faisait une chaleur
éclatante. Deux jeunes bohémiens s'étaient dévêtus et
grimpaient aux arbres. Spectacle qui effarouchait ma
bonne et que la désobéissance encadra de manière
inoubliable. Vivrais-je cent ans, grâce à ce cri et à cette
course, je reverrai toujours une roulotte, une femme qui
berce un nouveau-né, un feu qui fume, un cheval blanc
qui mange de l'herbe, et, grimpant aux arbres, deux
corps de bronze trois fois tachés de noir.
La dernière fois, il s'agissait, si je ne me trompe, d'un
jeune domestique nommé Gustave. A table, il se retenait
mal de rire. Ce rire me charmait. À force de tourner et
retourner dans ma tête les souvenirs du garçon de ferme
et des bohémiens, j'en arrivai à souhaiter vivement que
ma main touchât ce que mon oeil avait vu.
Mon projet était des plus naïfs. Je dessinerais une
femme, je porterais la feuille à Gustave, je le ferais rire, je
l'enhardirais et lui demanderais de me laisser toucher le
mystère que j'imaginais, pendant le service de table, sous
une bosse significative du pantalon. Or de femme en
chemise, je n'avais jamais vu que ma bonne et croyais que
les artistes inventaient aux femmes des seins durs alors
qu'en réalité toutes les avaient flasques. Mon dessin était
réaliste. Gustave éclata de rire, me demanda quel était
mon modèle et comme, profitant de ce qu'il se
trémoussait, j'allais droit au but avec une audace
inconcevable, il me repoussa, fort rouge, me pinça
l'oreille, prétextant que je le chatouillais et, mort de peur
de perdre sa place, me reconduisit jusqu'à la porte.
Quelques jours après il vola du vin. Mon père le
renvoya. J'intercédai, je pleurai ; tout fut inutile.
J'accompagnai jusqu'à la gare Gustave, chargé d'un jeu de
massacre que je lui avais offert pour son jeune fils dont il
me montrait souvent la photographie.
Ma mère était morte en me mettant au monde et j'avais
toujours vécu en tête-à-tête avec mon père, homme triste
et charmant. Sa tristesse précédait la perte de sa femme.
Même heureux il avait été triste et c'est pourquoi je
cherchais à cette tristesse des racines plus profondes que
son deuil.
Le pédéraste reconnaît le pédéraste comme le juif le
juif. Il le devine sous le masque, et je me charge de le
découvrir entre les lignes des livres les plus innocents.
Cette passion est moins simple que les moralistes ne le
supposent. Car, de même qu'il existe des femmes
pédérastes, femmes à l'aspect de lesbiennes, mais
recherchant les hommes de la manière spéciale dont les
hommes les recherchent, de même il existe des
pédérastes qui s'ignorent et vivent jusqu'à la fin dans un
malaise qu'ils mettent sur le compte d'une santé débile ou
d'un caractère ombrageux.
J'ai toujours pensé que mon père me ressemblait trop
pour différer sur ce point capital. Sans doute ignorait-il sa
pente et au lieu de la descendre en montait-il
péniblement une autre sans savoir ce qui lui rendait la vie
si lourde. Aurait-il découvert les goûts qu'il n'avait jamais
trouvé l'occasion d'épanouir et qui m'étaient révélés par
des phrases, sa démarche, mille détails de sa personne, il
serait tombé à la renverse. A son époque on se tuait pour
moins. Mais non ; il vivait dans l'ignorance de lui-même
et acceptait son fardeau.
Peut-être à tant d'aveuglement dois-je d'être de ce
monde. Je le déplore, car chacun eût trouvé son compte si
mon père avait connu des joies qui m'eussent évité mes
malheurs.
J'entrai au lycée Condorcet en troisième. Les sens s'y
éveillaient sans contrôle et poussaient comme une
mauvaise herbe. Ce n'étaient que poches trouées et
mouchoirs sales. La classe de dessin surtout enhardissait
les élèves, dissimulés par la muraille des cartons. Parfois,
en classe ordinaire, un professeur ironique interrogeait
brusquement un élève au bord du spasme. L'élève se
levait, les joues en feu, et, bredouillant n'importe quoi,
essayait de transformer un dictionnaire en feuille de
vigne. Nos rires augmentaient sa gêne.
La classe sentait le gaz, la craie, le sperme. Ce mélange
m'écoeurait. Il faut dire que ce qui était un vice aux yeux
de tous les élèves n'en étant pas un pour moi ou, pour
être plus exact, parodiant bassement une forme d'amour
que respectait mon instinct, j'étais le seul qui semblait
réprouver cet état de choses. Il en résultait de perpétuels
sarcasmes et des attentats contre ce que mes camarades
prenaient pour de la pudeur.
Mais Condorcet était un lycée d'externes. Ces pratiques
n'allaient pas jusqu'à l'amourette ; elles ne dépassaient
guère les limites d'un jeu clandestin.
Un des élèves, nommé Dargelos, jouissait d'un grand
prestige à cause d'une virilité très au-dessus de son âge.
Il s'exhibait avec cynisme et faisait commerce d'un
spectacle qu'il donnait même à des élèves d'une autre
classe en échange de timbres rares ou de tabac. Les
places qui entouraient son pupitre étaient des places de
faveur. Je revois sa peau brune. A ses culottes très
courtes et à ses chaussettes retombant sur ses chevilles,
on le devinait fier de ses jambes. Nous portions tous des
culottes courtes, mais à cause de ses jambes d'homme,
seul Dargelos avait les jambes nues. Sa chemise ouverte
dégageait un cou large. Une boucle puissante se tordait
sur son front. Sa figure aux lèvres un peu grosses, aux
yeux un peu bridés, au nez un peu camus, présentait les
moindres caractéristiques du type qui devait me devenir
néfaste. Astuce de la fatalité qui se déguise, nous donne
l'illusion d'être libres et, en fin de compte, nous fait
tomber toujours dans le même panneau.
La présence de Dargelos me rendait malade. Je l'évitais.
Je le guettais. Je rêvais d'un miracle qui attirerait son
attention sur moi, le débarrasserait de sa morgue, lui
révélerait le sens de mon attitude qu'il devait prendre
pour une pruderie ridicule et qui n'était qu'un désir fou de
lui plaire.
Mon sentiment était vague. Je ne parvenais pas à le
préciser. Je n'en ressentais que gêne ou délices. La seule
chose dont j'étais sûr, c'est qu'il ne ressemblait d'aucune
sorte à celui de mes camarades.
Un jour, n'y tenant plus, je m'en ouvris à un élève dont
la famille connaissait mon père et que je fréquentais en
dehors de Condorcet. « Que tu es bête, me dit-il, c'est
simple. Invite Dargelos un dimanche, emmène-le derrière
les massifs et le tour sera joué. » Quel tour ? Il n'y avait
pas de tour. Je bredouillai qu'il ne s'agissait pas d'un
plaisir facile à prendre en classe et j'essayai vainement
par le langage de donner une forme à mon rêve. Mon
camarade haussa les épaules. « Pourquoi, dit-il, chercher
midi à quatorze heures ? Dargelos est plus fort que nous
(il employait d'autres termes). Dès qu'on le flatte il
marche. S'il te plaît, tu n'as qu'à te l'envoyer. »
La crudité de cette apostrophe me bouleversa. Je me
rendis compte qu'il était impossible de me faire
comprendre. En admettant, pensais-je, que Dargelos
accepte un rendez-vous, que lui dirais-je, que ferais-je ?
Mon goût ne serait pas de m'amuser cinq minutes, mais
de vivre toujours avec lui. Bref, je l'adorais, et je me
résignai à souffrir en silence, car, sans donner à mon mal
le nom d'amour, je sentais bien qu'il était le contraire des
exercices de la classe et qu'il n'y trouverait aucune
réponse.
Cette aventure qui n'avait pas eu de commencement eut
une fin.
Poussé par l'élève auquel je m'étais ouvert, je demandai
à Dargelos un rendez-vous dans une classe vide après
l'étude de cinq heures. Il vint. J'avais compté sur un
prodige qui me dicterait ma conduite. En sa présence je
perdis la tête. Je ne voyais plus que ses jambes robustes
et ses genoux blessés, blasonnés de croûtes et d'encre.
« Que veux-tu ? » me demanda-t-il, avec un sourire
cruel. Je devinai ce qu'il supposait et que ma requête
n'avait pas d'autre signification à ses yeux. J'inventai
n'importe quoi.
« Je voulais te dire, bredouillai-je, que le censeur te
guette. »
C'était un mensonge absurde, car le charme de Dargelos
avait ensorcelé nos maîtres.
Les privilèges de la beauté sont immenses. Elle agit
même sur ceux qui paraissent s'en soucier le moins.
Dargelos penchait la tête avec une grimace :
« Le censeur ?
— Oui, continuais-je, puisant des forces dans
l'épouvante, le censeur. Je l'ai entendu qui disait au
proviseur : Je guette
Dargelos. Il exagère. Je l'ai à l'oeil !
— Ah ! j'exagère, dit-il, eh bien, mon vieux, je la lui
montrerai au censeur. Je la lui montrerai au port d'armes ;
et quant à toi, si c'est pour me rapporter des conneries
pareilles que tu me déranges, je te préviens qu'à la
première récidive je te botterai les fesses. »
Il disparut.
Pendant une semaine je prétextai des crampes pour ne
pas venir en classe et ne pas rencontrer le regard de
Dargelos. A mon retour j'appris qu'il était malade et
gardait la chambre. Je n'osais prendre de ses nouvelles.
On chuchotait. Il était boy-scout. On parlait d'une
baignade imprudente dans la Seine glacée, d'une angine
de poitrine. Un soir, en classe de géographie, nous
apprîmes sa mort. Les larmes m'obligèrent à quitter la
classe. La jeunesse n'est pas tendre. Pour beaucoup
d'élèves, cette nouvelle, que le professeur nous annonça
debout, ne fut que l'autorisation tacite de ne rien faire. Le
lendemain, les habitudes se refermèrent sur ce deuil.
Malgré tout, l'érotisme venait de recevoir le coup de
grâce. Trop de petits plaisirs furent troublés par le
fantôme du bel animal aux délices duquel la mort
elle-même n'était pas restée insensible.
En seconde, après les vacances, un changement radical
s'était produit chez mes camarades.
Ils muaient ; ils fumaient. Ils rasaient une ombre de
barbe, ils affectaient de sortir tête nue, portaient des
culottes anglaises ou des pantalons longs. L'onanisme
cédait la place aux vantardises. Des cartes postales
circulaient. Toute cette jeunesse se tournait vers la femme
comme les plantes vers le soleil. C'est alors que pour
suivre les autres, je commençai de fausser ma nature.
En se ruant vers leur vérité, ils m'entraînaient vers le
mensonge. Je mettais ma répulsion sur le compte de mon
ignorance. J'admirais leur désinvolture. Je me forçais de
suivre leur exemple et de partager leurs enthousiasmes. Il
me fallait continuellement vaincre mes hontes. Cette
discipline finit par me rendre la tâche assez facile. Tout au
plus me répétai-je que la débauche n'était drôle pour
personne, mais que les autres y apportaient une meilleure
volonté que moi.
Le dimanche, s'il faisait beau, nous partions en bande
avec des raquettes, sous prétexte d'un tennis à Auteuil.
Les raquettes étaient déposées en cours de route, chez le
concierge d'un condisciple dont la famille habitait
Marseille, et nous nous hâtions vers les maisons closes de
la rue de Provence. Devant la porte de cuir, la timidité de
notre âge reprenait ses droits. Nous marchions de long en
large, hésitant devant cette porte comme des baigneurs
devant l'eau froide. On tirait à pile ou face qui entrerait le
premier. Je mourais de peur d'être désigné par le sort.
Enfin la victime longeait les murs, s'y enfonçait et nous
entraînait à sa suite.
Rien n'intimide plus que les enfants et les filles. Trop de
choses nous séparent d'eux et d'elles. On ne sait
comment rompre le silence et se mettre à leur niveau. Rue
de Provence, le seul terrain d'entente était le lit où je
m'étendais auprès de la fille et l'acte que nous
accomplissions tous les deux sans y prendre le moindre
plaisir.
Ces visites nous enhardissant, nous abordâmes les
femmes de promenoir et fîmes ainsi la connaissance
d'une petite personne brune surnommée Alice de Pibrac.
Elle demeurait rue La Bruyère dans un modeste
appartement qui sentait le café. Si je ne me trompe, Alice
de Pibrac nous recevait mais ne nous accordait que de
l'admirer en peignoir sordide et ses pauvres cheveux sur
le dos. Un tel régime énervait mes camarades et me
plaisait beaucoup. A la longue, ils se lassèrent d'attendre
et suivirent une nouvelle piste. Il s'agissait de réunir nos
bourses, de louer l'avant-scène de l'Eldorado en matinée
le dimanche, de jeter des bouquets de violettes aux
chanteuses et d'aller les attendre à la porte des coulisses
par un froid mortel.
Si je raconte ces aventures insignifiantes, c'est afin de
montrer quelle fatigue et quel vide nous laissait notre
sortie du dimanche, et ma surprise d'entendre mes
camarades en ressasser les détails toute la semaine.
L'un d'eux connaissait l'actrice Berthe qui me fit
connaître Jeanne. Elles faisaient du théâtre. Jeanne me
plaisait ; je chargeai Berthe de lui demander si elle
consentirait à devenir ma maîtresse. Berthe me rapporta
un refus et m'enjoignit de tromper mon camarade avec
elle. Peu après, apprenant par lui que Jeanne se plaignait
de mon silence, j'allai la voir. Nous découvrîmes que ma
commission n'avait jamais été transmise et décidâmes de
nous venger en réservant à Berthe la surprise de notre
bonheur.
Cette aventure marqua mes seizième, dix-septième et
dix-huitième années d'une telle empreinte qu'encore
maintenant il m'est impossible de voir de nom de Jeanne
dans un journal ou son portrait sur un mur, sans en
ressentir un choc. Et cependant est-il possible de raconter
rien de cet amour banal qui se passait en attentes chez les
modistes et à jouer un assez vilain rôle, car l'Arménien
qui entretenait Jeanne m'avait en haute estime et faisait
de moi son confident. La seconde année, les scènes
commencèrent. Après la plus vive qui eut lieu à cinq
heures place de la Concorde, je laissai Jeanne sur un
refuge et me sauvai à la maison. Au milieu du dîner je
projetais déjà un coup de téléphone, lorsqu'on vint
m'annoncer qu'une dame m'attendait dans une voiture.
C'était Jeanne. « Je ne souffre pas, me dit-elle, d'avoir été
plantée là place de la Concorde, mais tu es trop faible
pour mener un pareil acte jusqu'au bout. Il y a encore
deux mois tu serais retourné sur le refuge après avoir
traversé la place. Ne te flatte pas d'avoir fait preuve de
caractère, tu n'as prouvé qu'une diminution de ton amour.
» Cette dangereuse analyse m'éclaira et me montra que
l'esclavage avait pris fin.
Pour raviver mon amour, il fallut m'apercevoir que
Jeanne me trompait. Elle me trompait avec Berthe. Cette
circonstance me dévoile aujourd'hui les bases de mon
amour. Jeanne était un garçon ; elle aimait les femmes, et
moi je l'aimais avec ce que ma nature contenait de
féminin. Je les découvris couchées, enroulées comme une
pieuvre. Il fallait battre ; je suppliai. Elle se moquèrent,
me consolèrent, et ce fut la fin piteuse d'une aventure qui
mourait d'elle-même et ne m'en causa pas moins assez
de ravages pour inquiéter mon père et l'obliger à sortir
d'une réserve où il se tenait toujours vis-à-vis de moi.
Une nuit que je rentrais chez mon père plus tard que
de coutume, une femme m'aborda place de la Madeleine,
avec une voix douce. Je la regardai, la trouvai ravissante,
jeune, fraîche. Elle s'appelait Rose, aimait qu'on parle et
nous marchâmes de long en large jusqu'à l'heure où les
maraîchers, endormis sur les légumes, laissent leur cheval
traverser Paris désert. Je partais le lendemain pour la
Suisse. Je donnai à Rose mon nom et mon adresse. Elle
m'envoyait des lettres sur papier quadrillé contenant un
timbre pour la réponse. Je lui répondais sans ennui. Au
retour, plus heureux que Thomas de Quincey, je retrouvai
Rose à la place où nous avions fait connaissance. Elle me
pria de venir à son hôtel, place Pigalle.
L'hôtel M. était lugubre. L'escalier puait l'éther. C'est le
dérivatif des filles qui rentrent bredouilles. La chambre
était le type des chambres jamais faites. Rose fumait dans
son lit. Je la complimentai sur sa mine. « Il ne faut pas me
voir sans maquillage, dit-elle. Je n'ai pas de cils. J'ai l'air
d'un lapin russe. » Je devins son amant. Elle refusait la
moindre offrande.
Si ! Elle accepta une robe sous prétexte qu'elle ne valait
rien pour le business, qu'elle était trop élégante et qu'elle
la garderait dans son armoire comme souvenir. Un
dimanche, on frappa. Je me levai en hâte. Rose me dit de
rester tranquille, que c'était son frère et qu'il serait
enchanté de me voir.
Ce frère ressemblait au garçon de ferme et à Gustave de
mon enfance. Il avait dix-neuf ans et le pire des genres. Il
s'appelait Alfred ou Alfredo et parlait un français bizarre,
mais je ne m'inquiétai pas de sa nationalité ; il me
semblait appartenir au pays de la prostitution qui possède
son patriotisme et dont ce pouvait être l'idiome.
Si la pente qui me conduisait vers la soeur montait un
peu, on devine combien fut à pic celle qui me fit
descendre vers le frère. Il était, comme disent ses
compatriotes, à la page, et bientôt nous employâmes des
ruses d'Apaches afin de nous rencontrer sans que Rose
n'en sache rien.
Le corps d'Alfred était pour moi davantage le corps pris
par mes rêves que le jeune corps puissamment armé d'un
adolescent quelconque. Corps parfait, gréé de muscles
comme un navire de cordages et dont les membres
paraissent s'épanouir en étoile autour d'une toison où se
soulève, alors que la femme est construite pour feindre,
la seule chose qui ne sache pas mentir chez l'homme.
Je compris que je m'étais trompé de route. Je me jurai
de ne plus me perdre, de suivre désormais mon droit
chemin au lieu de m'égarer dans celui des autres et
d'écouter davantage les ordres de mes sens que les
conseils de la morale.
Alfred me rendait mes caresses. Il m'avoua n'être pas
frère de Rose. Il était son souteneur.
Rose continuait de jouer son rôle et nous le nôtre.
Alfred clignait de l'oeil, me poussait le coude et tombait
parfois dans les fous rires. Rose le considérait avec
surprise, ne se doutant pas que nous étions complices et
qu'il existait entre nous des liens que la ruse consolidait.
Un jour le garçon d'hôtel entra et nous trouva vautrés à
droite et à gauche de Rose : « Vous voyez, Jules,
s'écria-t-elle en nous montrant tous les deux, mon frère
et mon béguin ! Voilà tout ce que j'aime. »
Les mensonges commençaient à lasser le paresseux
Alfred. Il me confia qu'il ne pouvait continuer cette
existence, travailler sur un trottoir tandis que Rose
travaillait sur l'autre et arpenter cette boutique en plein
air où les vendeurs sont la marchandise. Bref, il me
demandait de le sortir de là.
Rien ne pouvait me causer plus de plaisir. Nous
décidâmes que je retiendrais une chambre dans un hôtel
des Ternes, qu'Alfred s'y installerait séance tenante, que
j'irais après dîner le rejoindre pour passer la nuit, que je
feindrais avec Rose de le croire disparu et de me mettre à
sa recherche, ce qui me rendrait libre et nous vaudrait
beaucoup de bon temps.
Je louai la chambre, j'installai Alfred et dînai chez mon
père. Après le dîner je courus à l'hôtel. Alfred était
envolé. J'attendis de neuf heures à une heure du matin.
Comme Alfred ne rentrait pas, je retournai chez moi le
coeur en boule.
Le lendemain matin vers onze heures, j'allai aux
informations ; Alfred dormait dans sa chambre. Il se
réveilla, pleurnicha et me dit qu'il n'avait pu s'empêcher
de reprendre ses habitudes, qu'il ne saurait se passer de
Rose et qu'il l'avait cherchée toute la nuit, d'abord à son
hôtel où elle n'habitait plus, ensuite de trottoir en trottoir,
dans chaque brasserie du faubourg Montmartre et dans
les bals de la rue de Lappe.
« Bien sur, lui dis-je Rose est folle, elle a la fièvre. Elle
habite chez une de ses amies de la rue de Budapest. »
Il me supplia de l'y mener au plus vite.
La chambre de Rose à l'hôtel M. était une salle des fêtes
à côté de celle de son amie. Nous nous y débattîmes dans
une pâte épaisse d'odeurs, de linge et de sentiments
douteux. Les femmes étaient en chemise. Alfred
gémissait par terre devant Rose et embrassait ses
genoux. J'étais pâle. Rose tournait vers ma figure sa face
barbouillée de fards et de larmes ; elle me tendait les bras
: « Viens, criait-elle, retournons place Pigalle et vivons
ensemble. Je suis sûre que c'est l'idée d'Alfred. S'pas,
Alfred ? » ajoutait-elle en lui tirant les cheveux. Il gardait
le silence.
Je devais suivre mon père à Toulon pour le mariage de
ma cousine, fille du vice-amiral G. F. L'avenir
m'apparaissait sinistre. J'annonçai ce voyage de famille à
Rose, les déposai, elle et Alfred toujours muet, à l'hôtel de
la place Pigalle et leur promis ma visite dès mon retour.
A Toulon, je m'aperçus qu'Alfred m'avait dérobé une
petite chaîne en or. C'était mon fétiche. Je la lui avais mise
au poignet, j'avais oublié cette circonstance et il n'avait
pris garde de m'en faire souvenir.
Lorsque je revins, que j'allai à l'hôtel et que j'entrai dans
la chambre, Rose me sauta au cou. Il faisait obscur. Au
premier abord je ne reconnus pas Alfred. Qu'avait-il donc
de méconnaissable ?
La police écumait Montmartre. Alfred et Rose
tremblaient à cause de leur nationalité douteuse. Ils
s'étaient procurés de faux passeports, s'apprêtaient à
prendre le large et Alfred, grisé par le romanesque du
cinématographe, s'était fait teindre les cheveux. Sous
cette chevelure d'encre sa petite figure blonde se
détachait avec une précision anthropométrique. Je lui
réclamai ma chaîne. Il nia. Rose le dénonça. Il se
démenait, sacrait, la menaçait, me menaçait et brandissait
une arme.
Je sautai dehors et descendis l'escalier quatre à quatre,
Alfred sur mes trousses.
En bas je hélai un taximètre. Je jetai mon adresse,
montai vite et, comme le taximètre démarrait, je tournai
la tête.
Alfred se tenait immobile devant la porte de l'hôtel. De
grosses larmes coulaient sur ses joues. Il tendait les bras
; il m'appelait. Sous ses cheveux mal teints, sa pâleur était
pitoyable.
J'eus envie de frapper aux vitres, d'arrêter le chauffeur.
Je ne pouvais me résoudre devant cette détresse solitaire
à rejoindre lâchement le confort familial, mais je pensai à
la chaîne, à l'arme, aux faux passeports, à cette fuite où
Rose me demanderait de les suivre. Je fermai les yeux. Et
maintenant encore il me suffit de fermer les yeux dans un
taximètre pour que se forme la petite silhouette d'Alfred
en larmes sous sa chevelure d'assassin.
L'amiral étant malade et ma cousine en voyage de
noces, je dus retourner à Toulon. Il serait fastidieux de
décrire cette charmante Sodome où le feu du ciel tombe
sans frapper sous la forme d'un soleil câlin. Le soir, une
indulgence encore plus douce inonde la ville et, comme à
Naples, comme à Venise, une foule de fête populaire
tourne sur les places ornées de fontaines, de boutiques
clinquantes, de marchands de gaufres, de camelots. De
tous les coins du monde, les hommes épris de beauté
masculine viennent admirer les marins qui flânent seuls
ou par groupes, répondent aux oeillades par un sourire et
ne refusent jamais l'offre d'amour. Un sel nocturne
transforme le bagnard le plus brutal, le Breton le plus
fruste, le Corse le plus farouche en ces grandes filles
décolletées, déhanchées, fleuries, qui aiment la danse et
conduisent leur danseur, sans la moindre gêne, dans les
hôtels borgnes du port.
Un des cafés où l'on danse est tenu par un ancien
chanteur de café-concert qui possède une voix de femme
et s'exhibait en travesti. Maintenant il arbore un chandail
et des bagues. Flanqué de colosses à pompon rouge qui
l'idolâtrent et qu'il maltraite, il note, d'une grosse écriture
enfantine, en tirant la langue, les consommations que sa
femme annonce avec une naïve âpreté.
Un soir où je poussais la porte de cette étonnante
créature que sa femme et ses hommes entourent de soins
respectueux, je restai cloué sur place. Je venais
d'apercevoir, de profil, appuyé contre le piano mécanique,
le spectre de Dargelos. Dargelos en marin.
De Dargelos ce double avait surtout la morgue, l'allure
insolente et distraite. On lisait en lettres d'or Tapageuse
sur son bonnet basculé en avant jusqu'au sourcil gauche,
un cache-col noir lui serrait le cou et il portait de ces
pantalons à pattes qui permettaient jadis aux marins de
les retrousser sur la cuisse et que les règlements actuels
interdisent sous prétexte qu'ils symbolisent le souteneur.
Ailleurs, jamais je n'eusse osé me mettre sous l'angle de
ce regard hautain. Mais Toulon est Toulon ; la danse évite
le malaise des préambules, elle jette les inconnus dans les
bras les uns des autres et prélude à l'amour.
Sur une musique pleine de frisettes et
d'accroche-coeurs, nous dansâmes la valse. Les corps
cambrés en arrière se soudent par le sexe, les profils
graves baissent les yeux, tournant moins vite que les
pieds qui tricotent et se plantent parfois comme un sabot
de cheval. Les mains libres prennent la pose gracieuse
qu'affecte le peuple pour boire un verre et pour le pisser.
Un vertige de printemps exalte les corps. Il y pousse des
branches, des duretés s'écrasent, des sueurs se mêlent, et
voilà un couple en route vers les chambres à globes de
pendules et à édredons.
Dépouillé des accessoires qui intimident un civil et du
genre que les matelots affectent pour prendre du courage,
Tapageuse devint un animal timide. Il avait eu le nez
cassé dans une rixe par une carafe. Un nez droit pouvait
le rendre fade. Cette carafe avait mis le dernier coup de
pouce au chef-d'oeuvre.
Sur son torse nu, ce garçon, qui me représentait la
chance, portait PAS DE CHANCE, tatoué en majuscules
bleues. Il me raconta son histoire. Elle était courte. Ce
tatouage navrant la résumait. Il sortait de la prison
maritime. Après la mutinerie de l'Ernest-Renan on l'avait
confondu avec un collègue ; c'est pourquoi il avait les
cheveux rasés, ce qu'il déplorait et lui allait à merveille. «
Je n'ai pas de chance, répétait-il en secouant cette petite
tête chauve de buste antique, et je n'en aurai jamais. »
Je lui passai au cou ma chaîne fétiche. « Je ne te la
donne pas, lui dis-je, cela ne nous protégerait ni l'un ni
l'autre, mais garde-la ce soir. » Ensuite, avec mon
stylographe, je barrai le tatouage néfaste. Je traçai
dessous une étoile et un coeur. Il souriait. Il comprenait,
plus avec sa peau qu'avec le reste, qu'il se trouvait en
sécurité, que notre rencontre ne ressemblait pas à celles
dont il avait l'habitude : rencontres rapides où l'égoïsme
se satisfait.
Pas de chance ! Etait-ce possible ? Avec cette bouche,
ces dents, ces yeux, ce ventre, ces épaules, ces muscles
de fer, ces jambes-là ? Pas de chance avec cette fabuleuse
petite plante marine, morte, fripée, échouée sur la
mousse, qui se déride, se développe, se dresse et jette au
loin sa sève dès qu'elle retrouve l'élément d'amour. Je n'en
revenais pas ; et pour résoudre ce problème je m'abîmai
dans un faux sommeil.
PAS DE CHANCE restait immobile à côté de moi. Peu à
peu, je sentis qu'il se livrait à une manoeuvre délicate afin
de dégager son bras sur lequel s'appuyait mon coude. Pas
une seconde l'idée ne me vint qu'il méditait un mauvais
coup. C'eût été méconnaître le cérémonial de la flotte. «
Régularité, correction » émaillent le vocabulaire des
matelots.
Je l'observais par une fente des paupières. D'abord, à
plusieurs reprises, il soupesa la chaîne, la baisa, la frotta
sur le tatouage. Ensuite, avec la lenteur terrible d'un
joueur qui triche, il essaya mon sommeil, toussa, me
toucha, m'écouta respirer, approcha sa figure de ma main
droite grande ouverte près de la mienne et appuya
doucement sa joue contre elle.
Témoin indiscret de cette tentative d'un enfant
malchanceux qui sentait une bouée s'approcher de lui en
pleine mer, il fallut me dominer pour ne pas perdre la
tête, feindre un réveil brusque et démolir ma vie.
Au petit jour je le quittai. Mes yeux évitaient les siens
chargés de tout cet espoir qu'il ressentait et ne pouvait
pas dire. Il me rendit la chaîne. Je l'embrassai, je le bordai
et j'éteignis la lampe.
Je devais rejoindre mon hôtel et inscrire, en bas, sur
une ardoise, l'heure (cinq heures) où les marins se
réveillent, sous d'innombrables recommandations du
même genre. Au moment de prendre la craie, je
m'aperçus que j'avais oublié mes gants. Je remontai.
L'imposte était lumineuse. On venait donc de rallumer la
lampe. Je ne résistai pas à mettre mon oeil au trou de
serrure. Il encadrait baroquement une petite tête rasée.
PAS DE CHANCE, la figure dans mes gants, pleurait à
chaudes larmes.
Dix minutes, j'hésitai, debout devant cette porte. J'allais
ouvrir, lorsque la figure d'Alfred se superposa de la
manière la plus exacte à celle de PAS DE CHANCE. Je
descendis l'escalier à pas de loup, demandai le cordon et
claquai la porte. Dehors, une fontaine monologuait
gravement sur la place vide. « Non, pensai-je, nous ne
sommes pas du même règne. Il est déjà beau d'émouvoir
une fleur, un arbre, une bête. Impossible de vivre avec. »
Le jour se levait. Des coqs chantaient sur la mer. Une
fraîcheur sombre la dénonçait. Un homme déboucha
d'une rue avec un fusil de chasse sur l'épaule. Je rentrai à
l'hôtel en halant un poids énorme.
Dégoûté des aventures sentimentales, incapable de
réagir, je traînais la jambe et l'âme. Je cherchais le
dérivatif d'une atmosphère clandestine. Je la trouvai dans
un bain populaire. Il évoquait le Satyricon avec ses petites
cellules, sa cour centrale, sa pièce basse ornée de divans
turcs où des jeunes gens jouaient aux cartes. Sur un signe
du patron, ils se levaient et se rangeaient contre le mur.
Le patron leur tâtait les biceps, leur palpait les cuisses,
déballait leurs charmes intimes et les débitait comme un
vendeur sa marchandise.
La clientèle était sûre de ses goûts, discrète, rapide. Je
devais être une énigme pour cette jeunesse accoutumée
aux exigences précises. Elle me regardait sans
comprendre ; car je préfère le bavardage aux actes.
Le coeur et les sens forment en moi un tel mélange qu'il
me paraît difficile d'engager l'un ou les autres sans que le
reste suive. C'est ce qui me pousse à franchir les bornes
de l'amitié et me fait craindre un contact sommaire où je
risque de prendre le mal d'amour. Je finissais par envier
ceux qui, ne souffrant pas vaguement de la beauté,
savent ce qu'ils veulent, perfectionnent un vice, payent et
le satisfont.
L'un ordonnait qu'on l'insulte, un autre qu'on le charge
de chaînes, un autre (un moraliste) n'obtenait sa
jouissance qu'au spectacle d'un hercule tuant un rat avec
une épingle rougie au feu.
Combien en ai-je vu défiler de ces sages qui savent la
recette exacte de leur plaisir et dont l'existence est
simplifiée parce qu'ils se payent à date et à prix fixes une
honnête, une bourgeoise complication ! La plupart étaient
de riches industriels qui venaient du Nord délivrer leurs
sens, rejoignaient ensuite leurs enfants et leurs femmes.
Finalement, j'espaçai mes visites. Ma présence
commençait à devenir suspecte. La France supporte mal
un rôle qui n'est pas tout d'une pièce. L'avare doit être
toujours avare, le jaloux toujours jaloux. C'est le succès
de Molière. Le patron me croyait de la police. Il me laissa
entendre qu'on était clientèle ou marchandise. On ne
pouvait combiner les deux.
Cet avertissement secoua ma paresse et m'obligea de
rompre avec des habitudes indignes, à quoi s'ajoutait le
souvenir d'Alfred flottant sur tous les visages des jeunes
boulangers, bouchers, cyclistes, télégraphistes, zouaves,
marins, acrobates et autres travestis professionnels.
Un de mes seuls regrets fut la glace transparente. On
s'installe dans une cabine obscure et on écarte un volet.
Ce volet découvre une toile métallique à travers laquelle
l'oeil embrasse une petite salle de bains. De l'autre côté, la
toile était une glace si réfléchissante et si lisse qu'il était
impossible de deviner qu'elle était pleine de regards.
Moyennant finances il m'arrivait d'y passer le dimanche.
Sur les douze glaces des douze salles de bains, c'était la
seule de cette sorte. Le patron l'avait payée fort cher et
fait venir d'Allemagne. Son personnel ignorait
l'observatoire. La jeunesse ouvrière servait de spectacle.
Tous suivaient le même programme. Ils se
déshabillaient et accrochaient avec soin les costumes
neufs. Désendimanchés, on devinait leur emploi aux
charmantes déformations professionnelles. Debout dans
la baignoire, ils se regardaient (me regardaient) et
commençaient par une grimace parisienne qui découvre
les gencives. Ensuite ils se frottaient une épaule,
prenaient le savon et le faisaient mousser. Le savonnage
se changeait en caresse. Soudain leurs yeux quittaient le
monde, leur tête se renversait en arrière et leur corps
crachait comme un animal furieux.
Les uns, exténués, se laissaient fondre dans l'eau
fumante, les autres recommençaient la manoeuvre ; on
reconnaissait les plus jeunes à ce qu'ils enjambaient la
baignoire et, loin, essuyaient sur les dalles la sève que
leur tige aveugle avait étourdiment lancée vers l'amour.
Une fois, un Narcisse qui se plaisait approcha sa bouche
de la glace, l'y colla et poussa jusqu'au bout l'aventure
avec lui-même. Invisible comme les dieux grecs, j'appuyai
mes lèvres contre les siennes et j'imitai ses gestes. Jamais
il ne sut qu'au lieu de réfléchir, la glace agissait, qu'elle
était vivante et qu'elle l'avait aimé.
La chance m'orienta vers une vie nouvelle. Je sortais
d'un mauvais rêve. J'étais tombé dans le pire, une flânerie
malsaine qui est à l'amour des hommes ce que les
maisons de rendez-vous et les rencontres du trottoir sont
à l'amour des femmes. Je connaissais et admirais l'abbé
X. Sa légèreté tenait du prodige. Il allégeait partout les
choses lourdes. Il ne savait rien de ma vie intime,
seulement il me sentait malheureux. Il me parla, me
réconforta et me mit en contact avec de hautes
intelligences catholiques.
J'ai toujours été croyant. Ma croyance était confuse. A
fréquenter un milieu pur, à lire tant de paix sur les
visages, à comprendre la sottise des incrédules, je
m'acheminai vers Dieu. Certes, le dogme s'accordait mal
avec ma décision de laisser mes sens suivre leur route,
mais cette dernière période me laissait une amertume et
une satiété où je voulus voir trop vite les preuves que je
m'étais trompé de chemin. Tant d'eau, tant de lait, après
des boissons scélérates, me découvraient un avenir de
transparence et de blancheur. S'il me venait des
scrupules, je les chassais en me rappelant Jeanne et Rose.
Les amours normales, pensai-je, ne me sont pas
interdites. Rien ne m'empêche de fonder une famille et de
reprendre le droit chemin. Je cède, somme toute, à ma
pente, par crainte d'effort. Sans effort rien de beau
n'existe. Je lutterai contre le diable et je serai vainqueur.
Période divine ! L'Église me berçait. Je me sentais le fils
adoptif d'une profonde famille. Le pain à chanter, le pain
enchanté, transforme les membres en neige, en liège. Je
montais vers le ciel comme un bouchon sur l'eau. A la
messe, lorsque l'astre du sacrifice domine l'autel et que
les têtes se baissent, je priais avec ardeur la Vierge de me
prendre sous Sa sainte garde : « Je vous salue, Marie,
murmurai-je ; n’êtes-Vous pas la pureté même ? Peut-il
s'agir avec Vous de préséances ou de décolletages ? Ce
que les hommes croient indécent, ne le regardez-Vous
pas comme nous regardons l'échange amoureux des
pollens et des atomes ! J'obéirai aux ordres des ministres
de Votre Fils sur la terre, mais je sais bien que Sa bonté
ne s'arrête pas aux chicanes d'un père Sinistrarius et aux
règles d'un vieux code criminel. Ainsi soit-il. »
Après une crise religieuse, l'âme retombe. C'est la
minute délicate. Le vieil homme ne se dépouille pas aussi
facilement que les couleuvres de cette robe légère
accrochée aux églantines. C'est d'abord le coup de
foudre, les fiançailles avec le Bien-Aimé. Ensuite, les
noces et les devoirs austères.
Au début, tout se faisait dans une sorte d'extase. Un
zèle prodigieux s'empare du néophyte. A froid, il devient
dur de se lever et d'aller à l'église. Les jeûnes, les prières,
les oraisons nous accaparent. Le diable, qui était sorti par
la porte, rentre par la fenêtre, déguisé en rayon de soleil.
Faire son salut à Paris est impossible ; l'âme est trop
distraite. Je décidai d'aller à la mer. Là, je vivrais entre
l'église et une barque. Je prierais sur les vagues loin de
toute distraction.
Je retins ma chambre à l'hôtel de T.
Dès le premier jour, à T., les conseils de la chaleur
furent de jouir et de se dévêtir. Pour monter à l'église il
fallait prendre des rues puantes et des marches. Cette
église était déserte. Les pêcheurs n'y entraient pas.
J'admirai l'insuccès de Dieu ; c'est l'insuccès des
chefs-d'oeuvre. Ce qui n'empêche pas qu'ils sont illustres
et qu'on les craint.
Hélas ! j'avais beau dire, ce vide m'influençait. Je
préférais ma barque. Je ramais le plus loin possible, et là,
je lâchais les rames, j'ôtais mon caleçon, je m'étalais, les
membres en désordre.
Le soleil est un vieil amant qui connaît son rôle. Il
commence par vous plaquer partout des mains fortes. Il
vous enlace. Il vous empoigne, il vous renverse, et
soudain, il m'arrivait de revenir à moi, stupide, le ventre
inondé par un liquide pareil aux boules du gui.
J'étais loin de compte. Je me détestais. Je tentais de me
reprendre. Finalement, ma prière se réduisait à demander
à Dieu qu'il me pardonne : « Mon Dieu, Vous me
pardonnez, Vous me comprenez, Vous comprenez tout.
N'avez-Vous pas tout voulu, tout fait : les corps, les
sexes, les vagues, le ciel et le soleil qui, aimant
Hyacinthe, le métamorphosa en fleur. »
J'avais découvert pour mes baignades une petite plage
déserte. J'y tirais ma barque sur les cailloux et me séchais
dans le varech. Un matin, j'y trouvai un jeune homme qui
s'y baignait sans costume et me demanda s'il me
choquait. Ma réponse était d'une franchise qui l'éclaira sur
mes goûts. Bientôt nous nous étendîmes côte à côte.
J'appris qu'il habitait le village voisin et qu'il se soignait à
la suite d'une légère menace de tuberculose.
Le soleil hâte la croissance des sentiments. Nous
brûlâmes les étapes et, grâce à de nombreuses rencontres
en pleine nature, loin des objets qui distraient le coeur,
nous en vînmes à nous aimer sans avoir jamais parlé
d'amour. H. quitta son auberge et adopta mon hôtel. Il
écrivait. Il croyait en Dieu, mais affichait une indifférence
puérile pour le dogme. L'Église, répétait cet aimable
hérétique, exige de nous une prosodie morale équivalente
à la prosodie d'un Boileau. Avoir un pied sur l'Église qui
prétend ne pas bouger de place et un pied sur la vie
moderne, c'est vouloir vivre écartelé. A l'obéissance
passive, j'oppose l'obéissance active. Dieu aime l'amour.
En nous aimant nous prouvons au Christ que nous savons
lire entre les lignes d'une indispensable sévérité de
législateur. Parler aux masses oblige d'interdire ce qui
alterne le vulgaire et le rare.
Il se moquait de mes remords qu'il traitait de faiblesse.
Il réprouvait mes réserves. Je vous aime, répétait-il, et je
me félicite de vous aimer.
Peut-être notre rêve eût-il pu durer sous un ciel où
nous vivions à moitié sur terre, à moitié dans l'eau,
comme les divinités mythologiques ; mais sa mère le
rappelait et nous décidâmes de revenir ensemble à Paris.
Cette mère habitait Versailles et comme je demeurais
chez mon père, nous louâmes une chambre d'hôtel où
nous nous rencontrions chaque jour. Il avait de
nombreuses amitiés féminines. Elles ne m'inquiétaient
pas outre mesure, car j'avais souvent observé combien les
invertis goûtent la société des femmes, alors que les
hommes à femmes les méprisent beaucoup et, en dehors
de l'usage qu'ils en font, préfèrent le commerce des
hommes.
Un matin qu'il me téléphonait de Versailles, je remarquai
que cet appareil favorable au mensonge m'apportait une
autre voix que d'habitude. Je lui demandai s'il parlait bien
de Versailles. Il se troubla, se dépêcha de me donner
rendez-vous à l'hôtel à quatre heures le jour même et
coupa. Glacé jusqu'aux moelles, poussé par l'affreuse
manie de savoir, je demandai le numéro de sa mère. Elle
me répondit qu'il n'était pas rentré depuis plusieurs jours
et qu'il couchait chez un camarade à cause d'un travail qui
le retenait tard en ville.
Comment attendre jusqu'à quatre heures ? Mille
circonstances qui n'attendaient qu'un signe pour sortir de
l'ombre devinrent des instruments de supplice et se
mirent à me torturer. La vérité me sautait aux yeux. Mme
V., que je croyais une camarade, était sa maîtresse. Il la
rejoignait le soir et passait la nuit chez elle. Cette
certitude m'enfonçait dans la poitrine une patte de fauve.
J'avais beau voir clair, j'espérais encore qu'il trouverait
une excuse et saurait fournir les preuves de son
innocence.
A quatre heures, il avoua que jadis il avait aimé des
femmes et qu'il y revenait, sous l'empire d'une force
invincible ; je ne devais pas avoir de peine ; c'était autre
chose ; il m aimait, il se dégoûtait, il n’y pouvait rien ;
chaque sanatorium était rempli de cas analogues. Il fallait
mettre ce dédoublement du sexe sur le compte de la
tuberculose.
Je lui demandai de choisir entre les femmes et moi. Je
croyais qu'il allait répondre qu'il me choisissait et
s'efforcerait de renoncer à elles. Je me trompais. « Je
risque, répondit-il, de promettre et de manquer de
parole. Mieux vaut rompre. Tu souffrirais. Je ne veux pas
que tu souffres. Une rupture te fera moins de mal qu'une
fausse promesse et que des mensonges. »
J'étais debout contre la porte et si pâle qu'il eut peur. «
Adieu, murmurai-je d'une voix morte, adieu. Tu
remplissais mon existence et je n'avais plus rien d'autre à
faire que toi. Que vais-je devenir ? Où vais-je aller ?
Comment attendrai-je la nuit et après la nuit le jour et
demain et après-demain et comment passerai-je les
semaines ? » Je ne voyais qu'une chambre trouble,
mouvante à travers mes larmes, et je comptais sur mes
doigts avec un geste d'idiot.
Soudain, il se réveilla comme d'une hypnose, sauta du
lit où il se rongeait les ongles, m'enlaça, me demanda
pardon et me jura qu'il envoyait les femmes au diable.
Il écrivit une lettre de rupture à Mme V. qui simula un
suicide en absorbant un tube de comprimés pour dormir,
et nous habitâmes trois semaines la campagne sans
laisser d'adresse. Deux mois passèrent ; j'étais heureux.
C'était la veille d'une grande fête religieuse. J'avais
coutume, avant de me rendre à la Sainte Table, d'aller me
confesser à l'abbé X. Il m'attendait presque. Je le prévins
dès la porte que je ne venais pas me confesser, mais me
raconter ; et que, hélas ! son verdict m'était connu
d'avance.
« Monsieur l'abbé, lui demandai-je, m'aimez-vous ? —
Je vous aime. — Seriez-vous content d'apprendre que je
me trouve enfin heureux ? — Très content — Eh bien,
apprenez que je suis heureux, mais d'une sorte que
désapprouvent l'Église et le monde, car c'est l'amitié qui
me rend heureux et l'amitié n'a pour moi aucune borne. »
L'abbé m'interrompit : « Je crois, dit-il, que vous êtes
victime de scrupules. — Monsieur l'abbé, je ne ferai pas à
l'Église l'offense de croire qu'elle s'arrange et qu'elle
fraude. Je connais le système des amitiés excessives. Qui
trompe-t-on ? Dieu me regarde. Mesurerai-je au
centimètre la pente qui me sépare du péché.
— Mon cher enfant, me dit l'abbé X. dans le vestibule,
s'il ne s'agissait que de risquer ma place au ciel, je ne
risquerais pas grand-chose, car je crois que la bonté de
Dieu dépasse ce qu'on imagine. Mais il y a ma place sur la
terre. Les jésuites me surveillent beaucoup. »
Nous nous embrassâmes. En rentrant chez moi, le long
des murs par-dessus lesquels retombe l'odeur des
jardins, je pensai combien l'économie de Dieu est
admirable. Elle donne l'amour lorsqu'on en manque et,
pour éviter un pléonasme du coeur, le refuse à ceux qui le
possèdent.
Un matin je reçus une dépêche. « SOIS SANS
INQUIÉTUDE. PARTI VOYAGE AVEC MARCEL.
TÉLÉGRAPHIERAI RETOUR. »
Cette dépêche me stupéfia. La veille, il n'était pas
question de voyage. Marcel était un ami dont je ne
pouvais craindre aucune traîtrise, mais que je savais assez
fou pour décider en cinq minutes un voyage, sans
réfléchir combien son partenaire était fragile et qu'une
fugue à l'improviste risquait de devenir dangereuse.
J'allai sortir et me renseigner auprès du domestique de
Marcel lorsqu'on sonna et qu'on introduisit Miss R.,
décoiffée, hagarde et criant : « Marcel nous l'a volé !
Marcel nous l'a volé ! Il faut agir ! En marche ! Que
faites-vous là, planté comme une bûche ? Agissez !
Courez ! Vengez-nous ! Le misérable ! » Elle se tordait les
bras, arpentait la pièce, se mouchait, relevait des mèches,
s'accrochait aux meubles, déchirant des lambeaux de sa
robe.
La peur que mon père n'entendît et ne vînt m'empêcha
de comprendre tout de suite ce qui m'arrivait. Soudain, la
vérité se fit jour et, dissimulant mon angoisse, je poussai
la folle vers l'antichambre en lui expliquant qu'on ne me
trompait pas, qu'il n'existait entre nous que de l'amitié,
que j'ignorais complètement l'aventure dont elle venait de
faire bruyamment l'étalage.
« Quoi, continuait-elle à tue-tête, vous ignorez que cet
enfant m'adore et vient me rejoindre toutes les nuits ? Il
vient de Versailles et il y retourne avant l'aube ! J'ai eu
d'épouvantables opérations ! Mon ventre n'est que
cicatrices ! Eh bien, ces cicatrices, sachez qu'il les
embrasse, qu'il pose sa joue contre elles pour dormir. »
Inutile de noter les transes où me jeta cette visite. Je
recevais des télégrammes : « VIVE MARSEILLE ! » ou «
PARTONS TUNIS ».
Le retour fut terrible. H. croyait être grondé comme un
enfant après une farce. Je priai Marcel de nous laisser
seuls et je lui jetai Miss R. â la face. Il nia. J'insistai. Il nia.
Je le brusquai. Il nia. Enfin, il avoua et je le rouai de
coups. La douleur me grisait. Je frappais comme une
brute. Je lui prenais la tête par les oreilles et la cognais
contre le mur. Un filet de sang coula au coin de sa
bouche. En une seconde, je me dégrisai. Fou de larmes,
je voulus embrasser ce pauvre visage meurtri. Mais je ne
rencontrai qu'un éclair bleu sur lequel les paupières se
rabattirent douloureusement.
Je tombai à genoux au coin de la chambre. Une scène
pareille épuise les ressources profondes. On se casse
comme un pantin.
Tout à coup je sentis une main sur mon épaule. Je levai
la tête et je vis ma victime qui me regardait, glissait par
terre, m'embrassait les doigts, les genoux en suffoquant
et en gémissant : « Pardon, pardon ! Je suis ton esclave.
Fais de moi ce que tu veux. »
Il y eut un mois de trêve. Trêve lasse et douce après
l'orage. Nous ressemblions à ces dahlias, imbibés d'eau,
qui penchent. H. avait mauvaise mine. Il était pâle et
restait souvent à Versailles.
Alors que rien ne me gêne s'il s'agit de parler des
rapports sexuels, une pudeur m'arrête au moment de
peindre les tortures dont je suis capable. J'y consacrerai
donc quelques lignes et n'y reviendrai plus. L'amour me
ravage. Même calme, je tremble que ce calme ne cesse et
cette inquiétude m'empêche d'y goûter aucune douceur.
Le moindre accroc emporte toute la pièce. Impossible de
ne pas mettre les choses au pire. Rien ne m'empêche de
perdre pied alors qu'il ne s'agissait que d'un faux pas.
Attendre est un supplice ; posséder en est un autre par
crainte de perdre ce que je tiens.
Le doute me faisait passer des nuits de veille à marcher
de long en large, à me coucher par terre, à souhaiter que
le plancher s'enfonce, s'enfonce éternellement. Je me
promettais de ne pas ouvrir la bouche sur mes craintes.
Sitôt en la présence de H., je le harcelais de pointes et de
questions. Il se taisait. Ce silence me transportait de
fureur ou me jetait dans les larmes. Je l'accusais de me
haïr, de vouloir ma mort. Il savait trop que répondre était
inutile et que je recommencerais le lendemain.
Nous étions en septembre. Le douze novembre est une
date que je n'oublierai de ma vie. J'avais rendez-vous à
six heures à l'hôtel. En bas, le propriétaire m'arrêta et me
raconta, au comble de la gêne, qu'il y avait eu descente de
police dans notre chambre et que H. avait été emmené à
la Préfecture, avec une grosse valise, dans une voiture
contenant le commissaire de la brigade mondaine, et des
agents en civil. « La police ! m'écriais-je, mais pourquoi ?
» Je téléphonai à des personnes influentes. Elles se
renseignèrent et j'appris la vérité que me confirma vers
huit heures H. accablé, relâché après son interrogatoire.
Il me trompait avec une Russe qui le droguait. Mise en
garde contre une descente, elle lui avait demandé de
prendre à l'hôtel son matériel de fumeuse et ses poudres.
Un apache qu'il avait ramené et auquel il s'était confié
n'avait rien eu de plus pressé que de le vendre. C'était un
indicateur de police. Ainsi, du même coup, j'apprenais
deux trahisons de basse espèce. Sa déconfiture me
désarma. Il avait crâné à la Préfecture et, sous prétexte
qu'il en avait l'habitude, fumé par terre pendant son
interrogatoire devant le personnel stupéfait. Maintenant il
ne restait qu'une loque. Je ne pouvais lui faire un
reproche. Je le suppliai de renoncer aux drogues. Il me
répondit qu'il le voulait, mais que l'intoxication était trop
avancée pour revenir en arrière.
Le lendemain on me téléphona de Versailles qu'après
une hémoptysie on l'avait transporté d'urgence à la
maison de santé de la rue B.
Il occupait la chambre 55 au troisième étage. Lorsque
j'entrai, il eut à peine la force de tourner la tête vers moi.
Son nez s'était légèrement busqué. D'un oeil morne il
fixait ses mains transparentes. « Je vais t'avouer mon
secret, me dit-il, lorsque nous fûmes seuls. Il y avait en
moi une femme et un homme. La femme t'était soumise ;
l'homme se révoltait contre cette soumission. Les femmes
me déplaisent, je les recherchais pour me donner le
change et me prouver que j'étais libre. L'homme fat,
stupide, était en moi l'ennemi de notre amour. Je le
regrette. Je n'aime que toi. Après ma convalescence je
serai neuf. Je t'obéirai sans révolte et je m'emploierai à
réparer le mal que j'ai fait. »
La nuit je ne pus dormir. Vers le matin je m'endormis
quelques minutes et je fis un rêve.
J'étais au cirque avec H. Ce cirque devint un restaurant
composé de deux petites pièces. Dans l'une, au piano, un
chanteur annonça qu'il allait chanter une chanson
nouvelle. Le titre était le nom d'une femme qui régnait sur
la mode en 1900. Ce titre après le préambule était une
insolence en 1926. Voici la chanson :
Les salades de Paris
Se promènent à Paris.
Il y a même une escarole
Ma parole
Une escarole de Paris.
La vertu magnifiante du rêve faisait de cette chanson
absurde quelque chose de céleste et d'extraordinairement
drôle.
Je me réveillai. Je riais encore. Ce rire me sembla de bon
augure. Je ne ferais pas, pensai-je, un rêve aussi ridicule
si la situation était grave. J'oubliais que les fatigues de la
douleur donnent parfois naissance aux rêves ridicules.
Rue B., j'allais ouvrir la porte de la chambre lorsqu'une
infirmière m'arrêta et me renseigna d'une voix froide. « Le
55 n'est plus dans sa chambre. Il est à la chapelle. »
Comment trouvai-je la force de tourner les talons et de
descendre ? Dans la chapelle, une femme priait auprès
d'une dalle où le cadavre de mon ami était étendu.
Qu'il était calme, ce cher visage que j'avais frappé ! Mais
que lui faisait maintenant le souvenir des coups, des
caresses ? Il n'aimait plus ni sa mère, ni les femmes, ni
moi, ni personne. Car la mort seule intéresse les morts.
Dans mon affreuse solitude, je ne pensais pas retourner
à l'Église ; il serait trop facile d'employer l'hostie comme
un remède et de prendre à la Sainte Table un ressort
négatif, trop facile de nous tourner vers le ciel chaque fois
que nous perdons ce qui nous enchantait sur la terre.
Restait la ressource du mariage. Mais si je n'espérais
pas faire un mariage d'amour, j'eusse trouvé déshonnête
de duper une jeune fille.
J'avais connu à la Sorbonne Mlle de S. qui me plaisait par
son allure garçonnière et dont je m'étais souvent dit que,
s'il fallait me marier, je la préférerais à toute autre. Je
renouai nos liens, fréquentai la maison d'Auteuil où elle
habitait avec sa mère, et, peu à peu, nous en vînmes à
considérer le mariage comme une chose possible. Je lui
plaisais. Sa mère craignait de la voir rester vieille fille.
Nous nous fiançâmes sans effort.
Elle avait un jeune frère que je ne connaissais pas parce
qu'il terminait ses études dans un collège de jésuites
auprès de Londres. Il revint. Comment n'avais-je pas
deviné la nouvelle malice du sort qui me persécute et qui
dissimule sous d'autres aspects un destin toujours pareil ?
Ce que j'aimais chez la soeur éclatait chez le frère. Au
premier coup d'oeil, je compris le drame et qu'une douce
existence me demeurerait interdite. Je ne fus pas long à
apprendre que, de son côté, ce frère, instruit par l'école
anglaise, avait eu à mon contact un véritable coup de
foudre. Ce jeune homme s'adorait. En m'aimant il se
trompait lui-même. Nous nous vîmes en cachette et en
vînmes à ce qui était fatal.
L'atmosphère de la maison se chargea d'électricité
méchante. Nous dissimulions notre crime avec adresse,
mais cette atmosphère inquiétait d'autant plus ma fiancée
qu'elle n'en soupçonnait pas l'origine. A la longue,
l’amour que son frère me témoignait se mua en passion.
Peut-être cette passion cachait-elle un secret besoin de
détruire ? Il haïssait sa soeur. Il me suppliait de reprendre
ma parole, de rompre le mariage. Je freinai de mon
mieux. J'essayai d'obtenir un calme relatif qui ne faisait
que retarder la catastrophe.
Un soir où je venais rendre visite à sa soeur, j'entendis
des plaintes à travers la porte. La pauvre fille gisait à plat
ventre par terre, un mouchoir dans la bouche et les
cheveux épars. Debout devant elle, son frère lui criait : « Il
est à moi ! à moi ! à moi ! Puisqu'il est trop lâche pour te
l'avouer, c'est moi qui te l'annonce !
Je ne pus supporter cette scène. Sa voix et ses regards
étaient si durs que je le frappai au visage. « Vous
regretterez toujours ce geste », s'écria-t-il, et il
s'enferma.
Tandis que je m'efforçais de ranimer notre victime,
j'entendis un coup de feu. Je me précipitai. J'ouvris la
porte de la chambre. Trop tard. Il gisait au pied d'une
armoire à glace sur laquelle, à hauteur du visage, on
voyait encore la marque grasse des lèvres et le brouillard
dépoli de la respiration.
Je ne pouvais plus vivre en ce monde où me guettaient
la malchance et le deuil. Il m'était impossible de recourir
au suicide à cause de ma foi. Cette foi et le trouble où je
restais depuis l'abandon des exercices religieux me
conduisirent à l'idée de monastère.
L'abbé X., à qui je demandai conseil, me dit qu'on ne
pouvait prendre ces décisions en hâte, que la règle était
très rude et que je devrais essayer mes forces par une
retraite à l'abbaye de M. Il me confierait une lettre pour le
supérieur et lui expliquerait les motifs qui faisaient de
cette retraite autre chose qu'un caprice de dilettante.
Lorsque j'arrivai à l'abbaye, il gelait. La neige fondue se
transformait en pluie froide et en boue. Le portier me fit
conduire par un moine auprès duquel je marchais en
silence sous les arcades. Comme je l'interrogeais sur
l'heure des offices et qu'il me répondait, je tressaillis. Je
venais d'entendre une de ces voix qui, mieux que des
figures ou des corps, me renseignent sur l'âge et sur la
beauté d'un jeune homme.
Il baissa son capuchon. Son profil se découpait sur le
mur. C'était celui d'Alfred, de H., de Rose, de Jeanne, de
Dargelos, de PAS DE CHANCE, de Gustave et du valet de
ferme.
J'arrivai sans force devant la porte du cabinet de Don Z.
L'accueil de Don Z. fut chaleureux. Il avait déjà une
lettre de l'abbé X. sur sa table. Il congédia le jeune moine.
« Savez-vous, me dit-il, que notre maison manque de
confort et que la règle est très dure ? — Mon père,
répondis-je, j'ai des raisons de croire que cette règle est
encore trop douce pour moi. Je bornerai ma démarche â
cette visite et je garderai toujours le souvenir de votre
accueil. »
Oui, le monastère me chassait comme le reste. Il fallait
donc partir, imiter ces Pères blancs qui se consument
dans le désert et dont l'amour est un pieux suicide. Mais
Dieu permet-il même qu'on le chérisse de la sorte ?
C'est égal, je partirai et je laisserai ce livre. Si on le
trouve, qu'on l'édite. Peut-être aidera-t-il à comprendre
qu'en m'exilant je n'exile pas un monstre, mais un
homme auquel la société ne permet pas de vivre
puisqu'elle considère comme une erreur un des
mystérieux rouages du chef-d'oeuvre divin.
Au lieu d'adopter l'évangile de Rimbaud : Voici le temps
des assassins, la jeunesse aurait mieux fait de retenir la
phrase : L'amour est à réinventer. Les expériences
dangereuses, le monde les accepte dans le domaine de
l'art parce qu'il ne prend pas l'art au sérieux, mais il les
condamne dans la vie.
Je comprends fort bien qu'un idéal de termites comme
l'idéal russe, qui vise au pluriel, condamne le singulier
sous une de ses formes les plus hautes. Mais on
n'empêchera pas certaines fleurs et certains fruits de
n'être respirés et mangés que par les riches.
Un vice de la société fait un vice de ma droiture. Je me
retire. En France, ce vice ne mène pas au bagne à cause
des moeurs de Cambacérès et de la longévité du Code
Napoléon. Mais je n'accepte pas qu'on me tolère. Cela
blesse mon amour de l'amour et de la liberté.
n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de
mon amour des garçons.
J'ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime
d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une
société qui condamne le rare comme un crime et nous
oblige à réformer nos penchants.
Trois circonstances décisives me reviennent à la
mémoire.
Mon père habitait un petit château près de S. Ce
château possédait un parc. Au fond du parc il y avait une
ferme et un abreuvoir qui n'appartenaient pas au château.
Mon père les tolérait sans clôture, en échange des
laitages et des oeufs que le fermier apportait chaque jour.
Un matin d'août, je rôdais dans le parc avec une
carabine chargée d'amorces et, jouant au chasseur,
dissimulé derrière une haie, je guettais le passage d'un
animal, lorsque je vis de ma cachette un jeune garçon de
ferme conduire à la baignade un cheval de labour. Afin
d'entrer dans l'eau et sachant qu'au bout du parc ne
s'aventurait jamais personne, il chevauchait tout nu et
faisait s'ébrouer le cheval à quelques mètres de moi. Le
hâle sur sa figure, son cou, ses bras, ses pieds,
contrastant avec la peau blanche, me rappelait les
marrons d'Inde qui jaillissent de leurs cosses, mais ces
taches sombres n'étaient pas seules. Une autre attirait
mes regards, au milieu de laquelle une énigme se
détachait dans ses moindres détails.
Mes oreilles bourdonnèrent. Ma figure s'empourpra. La
force abandonnait mes jambes. Le coeur me battait
comme un coeur d'assassin. Sans me rendre compte, je
tournai de l'oeil et on ne me retrouva qu'après quatre
heures de recherches. Une fois debout, je me gardai
instinctivement de révéler le motif de ma faiblesse et je
racontai, au risque de me rendre ridicule, qu'un lièvre
m'avait fait peur en débouchant des massifs.
La seconde fois, c'était l'année suivante. Mon père avait
autorisé des bohémiens à camper dans ce même bout de
parc où j'avais perdu connaissance. Je me promenais avec
ma bonne. Soudain, poussant des cris, elle m'entraîna,
me défendant de regarder en arrière. Il faisait une chaleur
éclatante. Deux jeunes bohémiens s'étaient dévêtus et
grimpaient aux arbres. Spectacle qui effarouchait ma
bonne et que la désobéissance encadra de manière
inoubliable. Vivrais-je cent ans, grâce à ce cri et à cette
course, je reverrai toujours une roulotte, une femme qui
berce un nouveau-né, un feu qui fume, un cheval blanc
qui mange de l'herbe, et, grimpant aux arbres, deux
corps de bronze trois fois tachés de noir.
La dernière fois, il s'agissait, si je ne me trompe, d'un
jeune domestique nommé Gustave. A table, il se retenait
mal de rire. Ce rire me charmait. À force de tourner et
retourner dans ma tête les souvenirs du garçon de ferme
et des bohémiens, j'en arrivai à souhaiter vivement que
ma main touchât ce que mon oeil avait vu.
Mon projet était des plus naïfs. Je dessinerais une
femme, je porterais la feuille à Gustave, je le ferais rire, je
l'enhardirais et lui demanderais de me laisser toucher le
mystère que j'imaginais, pendant le service de table, sous
une bosse significative du pantalon. Or de femme en
chemise, je n'avais jamais vu que ma bonne et croyais que
les artistes inventaient aux femmes des seins durs alors
qu'en réalité toutes les avaient flasques. Mon dessin était
réaliste. Gustave éclata de rire, me demanda quel était
mon modèle et comme, profitant de ce qu'il se
trémoussait, j'allais droit au but avec une audace
inconcevable, il me repoussa, fort rouge, me pinça
l'oreille, prétextant que je le chatouillais et, mort de peur
de perdre sa place, me reconduisit jusqu'à la porte.
Quelques jours après il vola du vin. Mon père le
renvoya. J'intercédai, je pleurai ; tout fut inutile.
J'accompagnai jusqu'à la gare Gustave, chargé d'un jeu de
massacre que je lui avais offert pour son jeune fils dont il
me montrait souvent la photographie.
Ma mère était morte en me mettant au monde et j'avais
toujours vécu en tête-à-tête avec mon père, homme triste
et charmant. Sa tristesse précédait la perte de sa femme.
Même heureux il avait été triste et c'est pourquoi je
cherchais à cette tristesse des racines plus profondes que
son deuil.
Le pédéraste reconnaît le pédéraste comme le juif le
juif. Il le devine sous le masque, et je me charge de le
découvrir entre les lignes des livres les plus innocents.
Cette passion est moins simple que les moralistes ne le
supposent. Car, de même qu'il existe des femmes
pédérastes, femmes à l'aspect de lesbiennes, mais
recherchant les hommes de la manière spéciale dont les
hommes les recherchent, de même il existe des
pédérastes qui s'ignorent et vivent jusqu'à la fin dans un
malaise qu'ils mettent sur le compte d'une santé débile ou
d'un caractère ombrageux.
J'ai toujours pensé que mon père me ressemblait trop
pour différer sur ce point capital. Sans doute ignorait-il sa
pente et au lieu de la descendre en montait-il
péniblement une autre sans savoir ce qui lui rendait la vie
si lourde. Aurait-il découvert les goûts qu'il n'avait jamais
trouvé l'occasion d'épanouir et qui m'étaient révélés par
des phrases, sa démarche, mille détails de sa personne, il
serait tombé à la renverse. A son époque on se tuait pour
moins. Mais non ; il vivait dans l'ignorance de lui-même
et acceptait son fardeau.
Peut-être à tant d'aveuglement dois-je d'être de ce
monde. Je le déplore, car chacun eût trouvé son compte si
mon père avait connu des joies qui m'eussent évité mes
malheurs.
J'entrai au lycée Condorcet en troisième. Les sens s'y
éveillaient sans contrôle et poussaient comme une
mauvaise herbe. Ce n'étaient que poches trouées et
mouchoirs sales. La classe de dessin surtout enhardissait
les élèves, dissimulés par la muraille des cartons. Parfois,
en classe ordinaire, un professeur ironique interrogeait
brusquement un élève au bord du spasme. L'élève se
levait, les joues en feu, et, bredouillant n'importe quoi,
essayait de transformer un dictionnaire en feuille de
vigne. Nos rires augmentaient sa gêne.
La classe sentait le gaz, la craie, le sperme. Ce mélange
m'écoeurait. Il faut dire que ce qui était un vice aux yeux
de tous les élèves n'en étant pas un pour moi ou, pour
être plus exact, parodiant bassement une forme d'amour
que respectait mon instinct, j'étais le seul qui semblait
réprouver cet état de choses. Il en résultait de perpétuels
sarcasmes et des attentats contre ce que mes camarades
prenaient pour de la pudeur.
Mais Condorcet était un lycée d'externes. Ces pratiques
n'allaient pas jusqu'à l'amourette ; elles ne dépassaient
guère les limites d'un jeu clandestin.
Un des élèves, nommé Dargelos, jouissait d'un grand
prestige à cause d'une virilité très au-dessus de son âge.
Il s'exhibait avec cynisme et faisait commerce d'un
spectacle qu'il donnait même à des élèves d'une autre
classe en échange de timbres rares ou de tabac. Les
places qui entouraient son pupitre étaient des places de
faveur. Je revois sa peau brune. A ses culottes très
courtes et à ses chaussettes retombant sur ses chevilles,
on le devinait fier de ses jambes. Nous portions tous des
culottes courtes, mais à cause de ses jambes d'homme,
seul Dargelos avait les jambes nues. Sa chemise ouverte
dégageait un cou large. Une boucle puissante se tordait
sur son front. Sa figure aux lèvres un peu grosses, aux
yeux un peu bridés, au nez un peu camus, présentait les
moindres caractéristiques du type qui devait me devenir
néfaste. Astuce de la fatalité qui se déguise, nous donne
l'illusion d'être libres et, en fin de compte, nous fait
tomber toujours dans le même panneau.
La présence de Dargelos me rendait malade. Je l'évitais.
Je le guettais. Je rêvais d'un miracle qui attirerait son
attention sur moi, le débarrasserait de sa morgue, lui
révélerait le sens de mon attitude qu'il devait prendre
pour une pruderie ridicule et qui n'était qu'un désir fou de
lui plaire.
Mon sentiment était vague. Je ne parvenais pas à le
préciser. Je n'en ressentais que gêne ou délices. La seule
chose dont j'étais sûr, c'est qu'il ne ressemblait d'aucune
sorte à celui de mes camarades.
Un jour, n'y tenant plus, je m'en ouvris à un élève dont
la famille connaissait mon père et que je fréquentais en
dehors de Condorcet. « Que tu es bête, me dit-il, c'est
simple. Invite Dargelos un dimanche, emmène-le derrière
les massifs et le tour sera joué. » Quel tour ? Il n'y avait
pas de tour. Je bredouillai qu'il ne s'agissait pas d'un
plaisir facile à prendre en classe et j'essayai vainement
par le langage de donner une forme à mon rêve. Mon
camarade haussa les épaules. « Pourquoi, dit-il, chercher
midi à quatorze heures ? Dargelos est plus fort que nous
(il employait d'autres termes). Dès qu'on le flatte il
marche. S'il te plaît, tu n'as qu'à te l'envoyer. »
La crudité de cette apostrophe me bouleversa. Je me
rendis compte qu'il était impossible de me faire
comprendre. En admettant, pensais-je, que Dargelos
accepte un rendez-vous, que lui dirais-je, que ferais-je ?
Mon goût ne serait pas de m'amuser cinq minutes, mais
de vivre toujours avec lui. Bref, je l'adorais, et je me
résignai à souffrir en silence, car, sans donner à mon mal
le nom d'amour, je sentais bien qu'il était le contraire des
exercices de la classe et qu'il n'y trouverait aucune
réponse.
Cette aventure qui n'avait pas eu de commencement eut
une fin.
Poussé par l'élève auquel je m'étais ouvert, je demandai
à Dargelos un rendez-vous dans une classe vide après
l'étude de cinq heures. Il vint. J'avais compté sur un
prodige qui me dicterait ma conduite. En sa présence je
perdis la tête. Je ne voyais plus que ses jambes robustes
et ses genoux blessés, blasonnés de croûtes et d'encre.
« Que veux-tu ? » me demanda-t-il, avec un sourire
cruel. Je devinai ce qu'il supposait et que ma requête
n'avait pas d'autre signification à ses yeux. J'inventai
n'importe quoi.
« Je voulais te dire, bredouillai-je, que le censeur te
guette. »
C'était un mensonge absurde, car le charme de Dargelos
avait ensorcelé nos maîtres.
Les privilèges de la beauté sont immenses. Elle agit
même sur ceux qui paraissent s'en soucier le moins.
Dargelos penchait la tête avec une grimace :
« Le censeur ?
— Oui, continuais-je, puisant des forces dans
l'épouvante, le censeur. Je l'ai entendu qui disait au
proviseur : Je guette
Dargelos. Il exagère. Je l'ai à l'oeil !
— Ah ! j'exagère, dit-il, eh bien, mon vieux, je la lui
montrerai au censeur. Je la lui montrerai au port d'armes ;
et quant à toi, si c'est pour me rapporter des conneries
pareilles que tu me déranges, je te préviens qu'à la
première récidive je te botterai les fesses. »
Il disparut.
Pendant une semaine je prétextai des crampes pour ne
pas venir en classe et ne pas rencontrer le regard de
Dargelos. A mon retour j'appris qu'il était malade et
gardait la chambre. Je n'osais prendre de ses nouvelles.
On chuchotait. Il était boy-scout. On parlait d'une
baignade imprudente dans la Seine glacée, d'une angine
de poitrine. Un soir, en classe de géographie, nous
apprîmes sa mort. Les larmes m'obligèrent à quitter la
classe. La jeunesse n'est pas tendre. Pour beaucoup
d'élèves, cette nouvelle, que le professeur nous annonça
debout, ne fut que l'autorisation tacite de ne rien faire. Le
lendemain, les habitudes se refermèrent sur ce deuil.
Malgré tout, l'érotisme venait de recevoir le coup de
grâce. Trop de petits plaisirs furent troublés par le
fantôme du bel animal aux délices duquel la mort
elle-même n'était pas restée insensible.
En seconde, après les vacances, un changement radical
s'était produit chez mes camarades.
Ils muaient ; ils fumaient. Ils rasaient une ombre de
barbe, ils affectaient de sortir tête nue, portaient des
culottes anglaises ou des pantalons longs. L'onanisme
cédait la place aux vantardises. Des cartes postales
circulaient. Toute cette jeunesse se tournait vers la femme
comme les plantes vers le soleil. C'est alors que pour
suivre les autres, je commençai de fausser ma nature.
En se ruant vers leur vérité, ils m'entraînaient vers le
mensonge. Je mettais ma répulsion sur le compte de mon
ignorance. J'admirais leur désinvolture. Je me forçais de
suivre leur exemple et de partager leurs enthousiasmes. Il
me fallait continuellement vaincre mes hontes. Cette
discipline finit par me rendre la tâche assez facile. Tout au
plus me répétai-je que la débauche n'était drôle pour
personne, mais que les autres y apportaient une meilleure
volonté que moi.
Le dimanche, s'il faisait beau, nous partions en bande
avec des raquettes, sous prétexte d'un tennis à Auteuil.
Les raquettes étaient déposées en cours de route, chez le
concierge d'un condisciple dont la famille habitait
Marseille, et nous nous hâtions vers les maisons closes de
la rue de Provence. Devant la porte de cuir, la timidité de
notre âge reprenait ses droits. Nous marchions de long en
large, hésitant devant cette porte comme des baigneurs
devant l'eau froide. On tirait à pile ou face qui entrerait le
premier. Je mourais de peur d'être désigné par le sort.
Enfin la victime longeait les murs, s'y enfonçait et nous
entraînait à sa suite.
Rien n'intimide plus que les enfants et les filles. Trop de
choses nous séparent d'eux et d'elles. On ne sait
comment rompre le silence et se mettre à leur niveau. Rue
de Provence, le seul terrain d'entente était le lit où je
m'étendais auprès de la fille et l'acte que nous
accomplissions tous les deux sans y prendre le moindre
plaisir.
Ces visites nous enhardissant, nous abordâmes les
femmes de promenoir et fîmes ainsi la connaissance
d'une petite personne brune surnommée Alice de Pibrac.
Elle demeurait rue La Bruyère dans un modeste
appartement qui sentait le café. Si je ne me trompe, Alice
de Pibrac nous recevait mais ne nous accordait que de
l'admirer en peignoir sordide et ses pauvres cheveux sur
le dos. Un tel régime énervait mes camarades et me
plaisait beaucoup. A la longue, ils se lassèrent d'attendre
et suivirent une nouvelle piste. Il s'agissait de réunir nos
bourses, de louer l'avant-scène de l'Eldorado en matinée
le dimanche, de jeter des bouquets de violettes aux
chanteuses et d'aller les attendre à la porte des coulisses
par un froid mortel.
Si je raconte ces aventures insignifiantes, c'est afin de
montrer quelle fatigue et quel vide nous laissait notre
sortie du dimanche, et ma surprise d'entendre mes
camarades en ressasser les détails toute la semaine.
L'un d'eux connaissait l'actrice Berthe qui me fit
connaître Jeanne. Elles faisaient du théâtre. Jeanne me
plaisait ; je chargeai Berthe de lui demander si elle
consentirait à devenir ma maîtresse. Berthe me rapporta
un refus et m'enjoignit de tromper mon camarade avec
elle. Peu après, apprenant par lui que Jeanne se plaignait
de mon silence, j'allai la voir. Nous découvrîmes que ma
commission n'avait jamais été transmise et décidâmes de
nous venger en réservant à Berthe la surprise de notre
bonheur.
Cette aventure marqua mes seizième, dix-septième et
dix-huitième années d'une telle empreinte qu'encore
maintenant il m'est impossible de voir de nom de Jeanne
dans un journal ou son portrait sur un mur, sans en
ressentir un choc. Et cependant est-il possible de raconter
rien de cet amour banal qui se passait en attentes chez les
modistes et à jouer un assez vilain rôle, car l'Arménien
qui entretenait Jeanne m'avait en haute estime et faisait
de moi son confident. La seconde année, les scènes
commencèrent. Après la plus vive qui eut lieu à cinq
heures place de la Concorde, je laissai Jeanne sur un
refuge et me sauvai à la maison. Au milieu du dîner je
projetais déjà un coup de téléphone, lorsqu'on vint
m'annoncer qu'une dame m'attendait dans une voiture.
C'était Jeanne. « Je ne souffre pas, me dit-elle, d'avoir été
plantée là place de la Concorde, mais tu es trop faible
pour mener un pareil acte jusqu'au bout. Il y a encore
deux mois tu serais retourné sur le refuge après avoir
traversé la place. Ne te flatte pas d'avoir fait preuve de
caractère, tu n'as prouvé qu'une diminution de ton amour.
» Cette dangereuse analyse m'éclaira et me montra que
l'esclavage avait pris fin.
Pour raviver mon amour, il fallut m'apercevoir que
Jeanne me trompait. Elle me trompait avec Berthe. Cette
circonstance me dévoile aujourd'hui les bases de mon
amour. Jeanne était un garçon ; elle aimait les femmes, et
moi je l'aimais avec ce que ma nature contenait de
féminin. Je les découvris couchées, enroulées comme une
pieuvre. Il fallait battre ; je suppliai. Elle se moquèrent,
me consolèrent, et ce fut la fin piteuse d'une aventure qui
mourait d'elle-même et ne m'en causa pas moins assez
de ravages pour inquiéter mon père et l'obliger à sortir
d'une réserve où il se tenait toujours vis-à-vis de moi.
Une nuit que je rentrais chez mon père plus tard que
de coutume, une femme m'aborda place de la Madeleine,
avec une voix douce. Je la regardai, la trouvai ravissante,
jeune, fraîche. Elle s'appelait Rose, aimait qu'on parle et
nous marchâmes de long en large jusqu'à l'heure où les
maraîchers, endormis sur les légumes, laissent leur cheval
traverser Paris désert. Je partais le lendemain pour la
Suisse. Je donnai à Rose mon nom et mon adresse. Elle
m'envoyait des lettres sur papier quadrillé contenant un
timbre pour la réponse. Je lui répondais sans ennui. Au
retour, plus heureux que Thomas de Quincey, je retrouvai
Rose à la place où nous avions fait connaissance. Elle me
pria de venir à son hôtel, place Pigalle.
L'hôtel M. était lugubre. L'escalier puait l'éther. C'est le
dérivatif des filles qui rentrent bredouilles. La chambre
était le type des chambres jamais faites. Rose fumait dans
son lit. Je la complimentai sur sa mine. « Il ne faut pas me
voir sans maquillage, dit-elle. Je n'ai pas de cils. J'ai l'air
d'un lapin russe. » Je devins son amant. Elle refusait la
moindre offrande.
Si ! Elle accepta une robe sous prétexte qu'elle ne valait
rien pour le business, qu'elle était trop élégante et qu'elle
la garderait dans son armoire comme souvenir. Un
dimanche, on frappa. Je me levai en hâte. Rose me dit de
rester tranquille, que c'était son frère et qu'il serait
enchanté de me voir.
Ce frère ressemblait au garçon de ferme et à Gustave de
mon enfance. Il avait dix-neuf ans et le pire des genres. Il
s'appelait Alfred ou Alfredo et parlait un français bizarre,
mais je ne m'inquiétai pas de sa nationalité ; il me
semblait appartenir au pays de la prostitution qui possède
son patriotisme et dont ce pouvait être l'idiome.
Si la pente qui me conduisait vers la soeur montait un
peu, on devine combien fut à pic celle qui me fit
descendre vers le frère. Il était, comme disent ses
compatriotes, à la page, et bientôt nous employâmes des
ruses d'Apaches afin de nous rencontrer sans que Rose
n'en sache rien.
Le corps d'Alfred était pour moi davantage le corps pris
par mes rêves que le jeune corps puissamment armé d'un
adolescent quelconque. Corps parfait, gréé de muscles
comme un navire de cordages et dont les membres
paraissent s'épanouir en étoile autour d'une toison où se
soulève, alors que la femme est construite pour feindre,
la seule chose qui ne sache pas mentir chez l'homme.
Je compris que je m'étais trompé de route. Je me jurai
de ne plus me perdre, de suivre désormais mon droit
chemin au lieu de m'égarer dans celui des autres et
d'écouter davantage les ordres de mes sens que les
conseils de la morale.
Alfred me rendait mes caresses. Il m'avoua n'être pas
frère de Rose. Il était son souteneur.
Rose continuait de jouer son rôle et nous le nôtre.
Alfred clignait de l'oeil, me poussait le coude et tombait
parfois dans les fous rires. Rose le considérait avec
surprise, ne se doutant pas que nous étions complices et
qu'il existait entre nous des liens que la ruse consolidait.
Un jour le garçon d'hôtel entra et nous trouva vautrés à
droite et à gauche de Rose : « Vous voyez, Jules,
s'écria-t-elle en nous montrant tous les deux, mon frère
et mon béguin ! Voilà tout ce que j'aime. »
Les mensonges commençaient à lasser le paresseux
Alfred. Il me confia qu'il ne pouvait continuer cette
existence, travailler sur un trottoir tandis que Rose
travaillait sur l'autre et arpenter cette boutique en plein
air où les vendeurs sont la marchandise. Bref, il me
demandait de le sortir de là.
Rien ne pouvait me causer plus de plaisir. Nous
décidâmes que je retiendrais une chambre dans un hôtel
des Ternes, qu'Alfred s'y installerait séance tenante, que
j'irais après dîner le rejoindre pour passer la nuit, que je
feindrais avec Rose de le croire disparu et de me mettre à
sa recherche, ce qui me rendrait libre et nous vaudrait
beaucoup de bon temps.
Je louai la chambre, j'installai Alfred et dînai chez mon
père. Après le dîner je courus à l'hôtel. Alfred était
envolé. J'attendis de neuf heures à une heure du matin.
Comme Alfred ne rentrait pas, je retournai chez moi le
coeur en boule.
Le lendemain matin vers onze heures, j'allai aux
informations ; Alfred dormait dans sa chambre. Il se
réveilla, pleurnicha et me dit qu'il n'avait pu s'empêcher
de reprendre ses habitudes, qu'il ne saurait se passer de
Rose et qu'il l'avait cherchée toute la nuit, d'abord à son
hôtel où elle n'habitait plus, ensuite de trottoir en trottoir,
dans chaque brasserie du faubourg Montmartre et dans
les bals de la rue de Lappe.
« Bien sur, lui dis-je Rose est folle, elle a la fièvre. Elle
habite chez une de ses amies de la rue de Budapest. »
Il me supplia de l'y mener au plus vite.
La chambre de Rose à l'hôtel M. était une salle des fêtes
à côté de celle de son amie. Nous nous y débattîmes dans
une pâte épaisse d'odeurs, de linge et de sentiments
douteux. Les femmes étaient en chemise. Alfred
gémissait par terre devant Rose et embrassait ses
genoux. J'étais pâle. Rose tournait vers ma figure sa face
barbouillée de fards et de larmes ; elle me tendait les bras
: « Viens, criait-elle, retournons place Pigalle et vivons
ensemble. Je suis sûre que c'est l'idée d'Alfred. S'pas,
Alfred ? » ajoutait-elle en lui tirant les cheveux. Il gardait
le silence.
Je devais suivre mon père à Toulon pour le mariage de
ma cousine, fille du vice-amiral G. F. L'avenir
m'apparaissait sinistre. J'annonçai ce voyage de famille à
Rose, les déposai, elle et Alfred toujours muet, à l'hôtel de
la place Pigalle et leur promis ma visite dès mon retour.
A Toulon, je m'aperçus qu'Alfred m'avait dérobé une
petite chaîne en or. C'était mon fétiche. Je la lui avais mise
au poignet, j'avais oublié cette circonstance et il n'avait
pris garde de m'en faire souvenir.
Lorsque je revins, que j'allai à l'hôtel et que j'entrai dans
la chambre, Rose me sauta au cou. Il faisait obscur. Au
premier abord je ne reconnus pas Alfred. Qu'avait-il donc
de méconnaissable ?
La police écumait Montmartre. Alfred et Rose
tremblaient à cause de leur nationalité douteuse. Ils
s'étaient procurés de faux passeports, s'apprêtaient à
prendre le large et Alfred, grisé par le romanesque du
cinématographe, s'était fait teindre les cheveux. Sous
cette chevelure d'encre sa petite figure blonde se
détachait avec une précision anthropométrique. Je lui
réclamai ma chaîne. Il nia. Rose le dénonça. Il se
démenait, sacrait, la menaçait, me menaçait et brandissait
une arme.
Je sautai dehors et descendis l'escalier quatre à quatre,
Alfred sur mes trousses.
En bas je hélai un taximètre. Je jetai mon adresse,
montai vite et, comme le taximètre démarrait, je tournai
la tête.
Alfred se tenait immobile devant la porte de l'hôtel. De
grosses larmes coulaient sur ses joues. Il tendait les bras
; il m'appelait. Sous ses cheveux mal teints, sa pâleur était
pitoyable.
J'eus envie de frapper aux vitres, d'arrêter le chauffeur.
Je ne pouvais me résoudre devant cette détresse solitaire
à rejoindre lâchement le confort familial, mais je pensai à
la chaîne, à l'arme, aux faux passeports, à cette fuite où
Rose me demanderait de les suivre. Je fermai les yeux. Et
maintenant encore il me suffit de fermer les yeux dans un
taximètre pour que se forme la petite silhouette d'Alfred
en larmes sous sa chevelure d'assassin.
L'amiral étant malade et ma cousine en voyage de
noces, je dus retourner à Toulon. Il serait fastidieux de
décrire cette charmante Sodome où le feu du ciel tombe
sans frapper sous la forme d'un soleil câlin. Le soir, une
indulgence encore plus douce inonde la ville et, comme à
Naples, comme à Venise, une foule de fête populaire
tourne sur les places ornées de fontaines, de boutiques
clinquantes, de marchands de gaufres, de camelots. De
tous les coins du monde, les hommes épris de beauté
masculine viennent admirer les marins qui flânent seuls
ou par groupes, répondent aux oeillades par un sourire et
ne refusent jamais l'offre d'amour. Un sel nocturne
transforme le bagnard le plus brutal, le Breton le plus
fruste, le Corse le plus farouche en ces grandes filles
décolletées, déhanchées, fleuries, qui aiment la danse et
conduisent leur danseur, sans la moindre gêne, dans les
hôtels borgnes du port.
Un des cafés où l'on danse est tenu par un ancien
chanteur de café-concert qui possède une voix de femme
et s'exhibait en travesti. Maintenant il arbore un chandail
et des bagues. Flanqué de colosses à pompon rouge qui
l'idolâtrent et qu'il maltraite, il note, d'une grosse écriture
enfantine, en tirant la langue, les consommations que sa
femme annonce avec une naïve âpreté.
Un soir où je poussais la porte de cette étonnante
créature que sa femme et ses hommes entourent de soins
respectueux, je restai cloué sur place. Je venais
d'apercevoir, de profil, appuyé contre le piano mécanique,
le spectre de Dargelos. Dargelos en marin.
De Dargelos ce double avait surtout la morgue, l'allure
insolente et distraite. On lisait en lettres d'or Tapageuse
sur son bonnet basculé en avant jusqu'au sourcil gauche,
un cache-col noir lui serrait le cou et il portait de ces
pantalons à pattes qui permettaient jadis aux marins de
les retrousser sur la cuisse et que les règlements actuels
interdisent sous prétexte qu'ils symbolisent le souteneur.
Ailleurs, jamais je n'eusse osé me mettre sous l'angle de
ce regard hautain. Mais Toulon est Toulon ; la danse évite
le malaise des préambules, elle jette les inconnus dans les
bras les uns des autres et prélude à l'amour.
Sur une musique pleine de frisettes et
d'accroche-coeurs, nous dansâmes la valse. Les corps
cambrés en arrière se soudent par le sexe, les profils
graves baissent les yeux, tournant moins vite que les
pieds qui tricotent et se plantent parfois comme un sabot
de cheval. Les mains libres prennent la pose gracieuse
qu'affecte le peuple pour boire un verre et pour le pisser.
Un vertige de printemps exalte les corps. Il y pousse des
branches, des duretés s'écrasent, des sueurs se mêlent, et
voilà un couple en route vers les chambres à globes de
pendules et à édredons.
Dépouillé des accessoires qui intimident un civil et du
genre que les matelots affectent pour prendre du courage,
Tapageuse devint un animal timide. Il avait eu le nez
cassé dans une rixe par une carafe. Un nez droit pouvait
le rendre fade. Cette carafe avait mis le dernier coup de
pouce au chef-d'oeuvre.
Sur son torse nu, ce garçon, qui me représentait la
chance, portait PAS DE CHANCE, tatoué en majuscules
bleues. Il me raconta son histoire. Elle était courte. Ce
tatouage navrant la résumait. Il sortait de la prison
maritime. Après la mutinerie de l'Ernest-Renan on l'avait
confondu avec un collègue ; c'est pourquoi il avait les
cheveux rasés, ce qu'il déplorait et lui allait à merveille. «
Je n'ai pas de chance, répétait-il en secouant cette petite
tête chauve de buste antique, et je n'en aurai jamais. »
Je lui passai au cou ma chaîne fétiche. « Je ne te la
donne pas, lui dis-je, cela ne nous protégerait ni l'un ni
l'autre, mais garde-la ce soir. » Ensuite, avec mon
stylographe, je barrai le tatouage néfaste. Je traçai
dessous une étoile et un coeur. Il souriait. Il comprenait,
plus avec sa peau qu'avec le reste, qu'il se trouvait en
sécurité, que notre rencontre ne ressemblait pas à celles
dont il avait l'habitude : rencontres rapides où l'égoïsme
se satisfait.
Pas de chance ! Etait-ce possible ? Avec cette bouche,
ces dents, ces yeux, ce ventre, ces épaules, ces muscles
de fer, ces jambes-là ? Pas de chance avec cette fabuleuse
petite plante marine, morte, fripée, échouée sur la
mousse, qui se déride, se développe, se dresse et jette au
loin sa sève dès qu'elle retrouve l'élément d'amour. Je n'en
revenais pas ; et pour résoudre ce problème je m'abîmai
dans un faux sommeil.
PAS DE CHANCE restait immobile à côté de moi. Peu à
peu, je sentis qu'il se livrait à une manoeuvre délicate afin
de dégager son bras sur lequel s'appuyait mon coude. Pas
une seconde l'idée ne me vint qu'il méditait un mauvais
coup. C'eût été méconnaître le cérémonial de la flotte. «
Régularité, correction » émaillent le vocabulaire des
matelots.
Je l'observais par une fente des paupières. D'abord, à
plusieurs reprises, il soupesa la chaîne, la baisa, la frotta
sur le tatouage. Ensuite, avec la lenteur terrible d'un
joueur qui triche, il essaya mon sommeil, toussa, me
toucha, m'écouta respirer, approcha sa figure de ma main
droite grande ouverte près de la mienne et appuya
doucement sa joue contre elle.
Témoin indiscret de cette tentative d'un enfant
malchanceux qui sentait une bouée s'approcher de lui en
pleine mer, il fallut me dominer pour ne pas perdre la
tête, feindre un réveil brusque et démolir ma vie.
Au petit jour je le quittai. Mes yeux évitaient les siens
chargés de tout cet espoir qu'il ressentait et ne pouvait
pas dire. Il me rendit la chaîne. Je l'embrassai, je le bordai
et j'éteignis la lampe.
Je devais rejoindre mon hôtel et inscrire, en bas, sur
une ardoise, l'heure (cinq heures) où les marins se
réveillent, sous d'innombrables recommandations du
même genre. Au moment de prendre la craie, je
m'aperçus que j'avais oublié mes gants. Je remontai.
L'imposte était lumineuse. On venait donc de rallumer la
lampe. Je ne résistai pas à mettre mon oeil au trou de
serrure. Il encadrait baroquement une petite tête rasée.
PAS DE CHANCE, la figure dans mes gants, pleurait à
chaudes larmes.
Dix minutes, j'hésitai, debout devant cette porte. J'allais
ouvrir, lorsque la figure d'Alfred se superposa de la
manière la plus exacte à celle de PAS DE CHANCE. Je
descendis l'escalier à pas de loup, demandai le cordon et
claquai la porte. Dehors, une fontaine monologuait
gravement sur la place vide. « Non, pensai-je, nous ne
sommes pas du même règne. Il est déjà beau d'émouvoir
une fleur, un arbre, une bête. Impossible de vivre avec. »
Le jour se levait. Des coqs chantaient sur la mer. Une
fraîcheur sombre la dénonçait. Un homme déboucha
d'une rue avec un fusil de chasse sur l'épaule. Je rentrai à
l'hôtel en halant un poids énorme.
Dégoûté des aventures sentimentales, incapable de
réagir, je traînais la jambe et l'âme. Je cherchais le
dérivatif d'une atmosphère clandestine. Je la trouvai dans
un bain populaire. Il évoquait le Satyricon avec ses petites
cellules, sa cour centrale, sa pièce basse ornée de divans
turcs où des jeunes gens jouaient aux cartes. Sur un signe
du patron, ils se levaient et se rangeaient contre le mur.
Le patron leur tâtait les biceps, leur palpait les cuisses,
déballait leurs charmes intimes et les débitait comme un
vendeur sa marchandise.
La clientèle était sûre de ses goûts, discrète, rapide. Je
devais être une énigme pour cette jeunesse accoutumée
aux exigences précises. Elle me regardait sans
comprendre ; car je préfère le bavardage aux actes.
Le coeur et les sens forment en moi un tel mélange qu'il
me paraît difficile d'engager l'un ou les autres sans que le
reste suive. C'est ce qui me pousse à franchir les bornes
de l'amitié et me fait craindre un contact sommaire où je
risque de prendre le mal d'amour. Je finissais par envier
ceux qui, ne souffrant pas vaguement de la beauté,
savent ce qu'ils veulent, perfectionnent un vice, payent et
le satisfont.
L'un ordonnait qu'on l'insulte, un autre qu'on le charge
de chaînes, un autre (un moraliste) n'obtenait sa
jouissance qu'au spectacle d'un hercule tuant un rat avec
une épingle rougie au feu.
Combien en ai-je vu défiler de ces sages qui savent la
recette exacte de leur plaisir et dont l'existence est
simplifiée parce qu'ils se payent à date et à prix fixes une
honnête, une bourgeoise complication ! La plupart étaient
de riches industriels qui venaient du Nord délivrer leurs
sens, rejoignaient ensuite leurs enfants et leurs femmes.
Finalement, j'espaçai mes visites. Ma présence
commençait à devenir suspecte. La France supporte mal
un rôle qui n'est pas tout d'une pièce. L'avare doit être
toujours avare, le jaloux toujours jaloux. C'est le succès
de Molière. Le patron me croyait de la police. Il me laissa
entendre qu'on était clientèle ou marchandise. On ne
pouvait combiner les deux.
Cet avertissement secoua ma paresse et m'obligea de
rompre avec des habitudes indignes, à quoi s'ajoutait le
souvenir d'Alfred flottant sur tous les visages des jeunes
boulangers, bouchers, cyclistes, télégraphistes, zouaves,
marins, acrobates et autres travestis professionnels.
Un de mes seuls regrets fut la glace transparente. On
s'installe dans une cabine obscure et on écarte un volet.
Ce volet découvre une toile métallique à travers laquelle
l'oeil embrasse une petite salle de bains. De l'autre côté, la
toile était une glace si réfléchissante et si lisse qu'il était
impossible de deviner qu'elle était pleine de regards.
Moyennant finances il m'arrivait d'y passer le dimanche.
Sur les douze glaces des douze salles de bains, c'était la
seule de cette sorte. Le patron l'avait payée fort cher et
fait venir d'Allemagne. Son personnel ignorait
l'observatoire. La jeunesse ouvrière servait de spectacle.
Tous suivaient le même programme. Ils se
déshabillaient et accrochaient avec soin les costumes
neufs. Désendimanchés, on devinait leur emploi aux
charmantes déformations professionnelles. Debout dans
la baignoire, ils se regardaient (me regardaient) et
commençaient par une grimace parisienne qui découvre
les gencives. Ensuite ils se frottaient une épaule,
prenaient le savon et le faisaient mousser. Le savonnage
se changeait en caresse. Soudain leurs yeux quittaient le
monde, leur tête se renversait en arrière et leur corps
crachait comme un animal furieux.
Les uns, exténués, se laissaient fondre dans l'eau
fumante, les autres recommençaient la manoeuvre ; on
reconnaissait les plus jeunes à ce qu'ils enjambaient la
baignoire et, loin, essuyaient sur les dalles la sève que
leur tige aveugle avait étourdiment lancée vers l'amour.
Une fois, un Narcisse qui se plaisait approcha sa bouche
de la glace, l'y colla et poussa jusqu'au bout l'aventure
avec lui-même. Invisible comme les dieux grecs, j'appuyai
mes lèvres contre les siennes et j'imitai ses gestes. Jamais
il ne sut qu'au lieu de réfléchir, la glace agissait, qu'elle
était vivante et qu'elle l'avait aimé.
La chance m'orienta vers une vie nouvelle. Je sortais
d'un mauvais rêve. J'étais tombé dans le pire, une flânerie
malsaine qui est à l'amour des hommes ce que les
maisons de rendez-vous et les rencontres du trottoir sont
à l'amour des femmes. Je connaissais et admirais l'abbé
X. Sa légèreté tenait du prodige. Il allégeait partout les
choses lourdes. Il ne savait rien de ma vie intime,
seulement il me sentait malheureux. Il me parla, me
réconforta et me mit en contact avec de hautes
intelligences catholiques.
J'ai toujours été croyant. Ma croyance était confuse. A
fréquenter un milieu pur, à lire tant de paix sur les
visages, à comprendre la sottise des incrédules, je
m'acheminai vers Dieu. Certes, le dogme s'accordait mal
avec ma décision de laisser mes sens suivre leur route,
mais cette dernière période me laissait une amertume et
une satiété où je voulus voir trop vite les preuves que je
m'étais trompé de chemin. Tant d'eau, tant de lait, après
des boissons scélérates, me découvraient un avenir de
transparence et de blancheur. S'il me venait des
scrupules, je les chassais en me rappelant Jeanne et Rose.
Les amours normales, pensai-je, ne me sont pas
interdites. Rien ne m'empêche de fonder une famille et de
reprendre le droit chemin. Je cède, somme toute, à ma
pente, par crainte d'effort. Sans effort rien de beau
n'existe. Je lutterai contre le diable et je serai vainqueur.
Période divine ! L'Église me berçait. Je me sentais le fils
adoptif d'une profonde famille. Le pain à chanter, le pain
enchanté, transforme les membres en neige, en liège. Je
montais vers le ciel comme un bouchon sur l'eau. A la
messe, lorsque l'astre du sacrifice domine l'autel et que
les têtes se baissent, je priais avec ardeur la Vierge de me
prendre sous Sa sainte garde : « Je vous salue, Marie,
murmurai-je ; n’êtes-Vous pas la pureté même ? Peut-il
s'agir avec Vous de préséances ou de décolletages ? Ce
que les hommes croient indécent, ne le regardez-Vous
pas comme nous regardons l'échange amoureux des
pollens et des atomes ! J'obéirai aux ordres des ministres
de Votre Fils sur la terre, mais je sais bien que Sa bonté
ne s'arrête pas aux chicanes d'un père Sinistrarius et aux
règles d'un vieux code criminel. Ainsi soit-il. »
Après une crise religieuse, l'âme retombe. C'est la
minute délicate. Le vieil homme ne se dépouille pas aussi
facilement que les couleuvres de cette robe légère
accrochée aux églantines. C'est d'abord le coup de
foudre, les fiançailles avec le Bien-Aimé. Ensuite, les
noces et les devoirs austères.
Au début, tout se faisait dans une sorte d'extase. Un
zèle prodigieux s'empare du néophyte. A froid, il devient
dur de se lever et d'aller à l'église. Les jeûnes, les prières,
les oraisons nous accaparent. Le diable, qui était sorti par
la porte, rentre par la fenêtre, déguisé en rayon de soleil.
Faire son salut à Paris est impossible ; l'âme est trop
distraite. Je décidai d'aller à la mer. Là, je vivrais entre
l'église et une barque. Je prierais sur les vagues loin de
toute distraction.
Je retins ma chambre à l'hôtel de T.
Dès le premier jour, à T., les conseils de la chaleur
furent de jouir et de se dévêtir. Pour monter à l'église il
fallait prendre des rues puantes et des marches. Cette
église était déserte. Les pêcheurs n'y entraient pas.
J'admirai l'insuccès de Dieu ; c'est l'insuccès des
chefs-d'oeuvre. Ce qui n'empêche pas qu'ils sont illustres
et qu'on les craint.
Hélas ! j'avais beau dire, ce vide m'influençait. Je
préférais ma barque. Je ramais le plus loin possible, et là,
je lâchais les rames, j'ôtais mon caleçon, je m'étalais, les
membres en désordre.
Le soleil est un vieil amant qui connaît son rôle. Il
commence par vous plaquer partout des mains fortes. Il
vous enlace. Il vous empoigne, il vous renverse, et
soudain, il m'arrivait de revenir à moi, stupide, le ventre
inondé par un liquide pareil aux boules du gui.
J'étais loin de compte. Je me détestais. Je tentais de me
reprendre. Finalement, ma prière se réduisait à demander
à Dieu qu'il me pardonne : « Mon Dieu, Vous me
pardonnez, Vous me comprenez, Vous comprenez tout.
N'avez-Vous pas tout voulu, tout fait : les corps, les
sexes, les vagues, le ciel et le soleil qui, aimant
Hyacinthe, le métamorphosa en fleur. »
J'avais découvert pour mes baignades une petite plage
déserte. J'y tirais ma barque sur les cailloux et me séchais
dans le varech. Un matin, j'y trouvai un jeune homme qui
s'y baignait sans costume et me demanda s'il me
choquait. Ma réponse était d'une franchise qui l'éclaira sur
mes goûts. Bientôt nous nous étendîmes côte à côte.
J'appris qu'il habitait le village voisin et qu'il se soignait à
la suite d'une légère menace de tuberculose.
Le soleil hâte la croissance des sentiments. Nous
brûlâmes les étapes et, grâce à de nombreuses rencontres
en pleine nature, loin des objets qui distraient le coeur,
nous en vînmes à nous aimer sans avoir jamais parlé
d'amour. H. quitta son auberge et adopta mon hôtel. Il
écrivait. Il croyait en Dieu, mais affichait une indifférence
puérile pour le dogme. L'Église, répétait cet aimable
hérétique, exige de nous une prosodie morale équivalente
à la prosodie d'un Boileau. Avoir un pied sur l'Église qui
prétend ne pas bouger de place et un pied sur la vie
moderne, c'est vouloir vivre écartelé. A l'obéissance
passive, j'oppose l'obéissance active. Dieu aime l'amour.
En nous aimant nous prouvons au Christ que nous savons
lire entre les lignes d'une indispensable sévérité de
législateur. Parler aux masses oblige d'interdire ce qui
alterne le vulgaire et le rare.
Il se moquait de mes remords qu'il traitait de faiblesse.
Il réprouvait mes réserves. Je vous aime, répétait-il, et je
me félicite de vous aimer.
Peut-être notre rêve eût-il pu durer sous un ciel où
nous vivions à moitié sur terre, à moitié dans l'eau,
comme les divinités mythologiques ; mais sa mère le
rappelait et nous décidâmes de revenir ensemble à Paris.
Cette mère habitait Versailles et comme je demeurais
chez mon père, nous louâmes une chambre d'hôtel où
nous nous rencontrions chaque jour. Il avait de
nombreuses amitiés féminines. Elles ne m'inquiétaient
pas outre mesure, car j'avais souvent observé combien les
invertis goûtent la société des femmes, alors que les
hommes à femmes les méprisent beaucoup et, en dehors
de l'usage qu'ils en font, préfèrent le commerce des
hommes.
Un matin qu'il me téléphonait de Versailles, je remarquai
que cet appareil favorable au mensonge m'apportait une
autre voix que d'habitude. Je lui demandai s'il parlait bien
de Versailles. Il se troubla, se dépêcha de me donner
rendez-vous à l'hôtel à quatre heures le jour même et
coupa. Glacé jusqu'aux moelles, poussé par l'affreuse
manie de savoir, je demandai le numéro de sa mère. Elle
me répondit qu'il n'était pas rentré depuis plusieurs jours
et qu'il couchait chez un camarade à cause d'un travail qui
le retenait tard en ville.
Comment attendre jusqu'à quatre heures ? Mille
circonstances qui n'attendaient qu'un signe pour sortir de
l'ombre devinrent des instruments de supplice et se
mirent à me torturer. La vérité me sautait aux yeux. Mme
V., que je croyais une camarade, était sa maîtresse. Il la
rejoignait le soir et passait la nuit chez elle. Cette
certitude m'enfonçait dans la poitrine une patte de fauve.
J'avais beau voir clair, j'espérais encore qu'il trouverait
une excuse et saurait fournir les preuves de son
innocence.
A quatre heures, il avoua que jadis il avait aimé des
femmes et qu'il y revenait, sous l'empire d'une force
invincible ; je ne devais pas avoir de peine ; c'était autre
chose ; il m aimait, il se dégoûtait, il n’y pouvait rien ;
chaque sanatorium était rempli de cas analogues. Il fallait
mettre ce dédoublement du sexe sur le compte de la
tuberculose.
Je lui demandai de choisir entre les femmes et moi. Je
croyais qu'il allait répondre qu'il me choisissait et
s'efforcerait de renoncer à elles. Je me trompais. « Je
risque, répondit-il, de promettre et de manquer de
parole. Mieux vaut rompre. Tu souffrirais. Je ne veux pas
que tu souffres. Une rupture te fera moins de mal qu'une
fausse promesse et que des mensonges. »
J'étais debout contre la porte et si pâle qu'il eut peur. «
Adieu, murmurai-je d'une voix morte, adieu. Tu
remplissais mon existence et je n'avais plus rien d'autre à
faire que toi. Que vais-je devenir ? Où vais-je aller ?
Comment attendrai-je la nuit et après la nuit le jour et
demain et après-demain et comment passerai-je les
semaines ? » Je ne voyais qu'une chambre trouble,
mouvante à travers mes larmes, et je comptais sur mes
doigts avec un geste d'idiot.
Soudain, il se réveilla comme d'une hypnose, sauta du
lit où il se rongeait les ongles, m'enlaça, me demanda
pardon et me jura qu'il envoyait les femmes au diable.
Il écrivit une lettre de rupture à Mme V. qui simula un
suicide en absorbant un tube de comprimés pour dormir,
et nous habitâmes trois semaines la campagne sans
laisser d'adresse. Deux mois passèrent ; j'étais heureux.
C'était la veille d'une grande fête religieuse. J'avais
coutume, avant de me rendre à la Sainte Table, d'aller me
confesser à l'abbé X. Il m'attendait presque. Je le prévins
dès la porte que je ne venais pas me confesser, mais me
raconter ; et que, hélas ! son verdict m'était connu
d'avance.
« Monsieur l'abbé, lui demandai-je, m'aimez-vous ? —
Je vous aime. — Seriez-vous content d'apprendre que je
me trouve enfin heureux ? — Très content — Eh bien,
apprenez que je suis heureux, mais d'une sorte que
désapprouvent l'Église et le monde, car c'est l'amitié qui
me rend heureux et l'amitié n'a pour moi aucune borne. »
L'abbé m'interrompit : « Je crois, dit-il, que vous êtes
victime de scrupules. — Monsieur l'abbé, je ne ferai pas à
l'Église l'offense de croire qu'elle s'arrange et qu'elle
fraude. Je connais le système des amitiés excessives. Qui
trompe-t-on ? Dieu me regarde. Mesurerai-je au
centimètre la pente qui me sépare du péché.
— Mon cher enfant, me dit l'abbé X. dans le vestibule,
s'il ne s'agissait que de risquer ma place au ciel, je ne
risquerais pas grand-chose, car je crois que la bonté de
Dieu dépasse ce qu'on imagine. Mais il y a ma place sur la
terre. Les jésuites me surveillent beaucoup. »
Nous nous embrassâmes. En rentrant chez moi, le long
des murs par-dessus lesquels retombe l'odeur des
jardins, je pensai combien l'économie de Dieu est
admirable. Elle donne l'amour lorsqu'on en manque et,
pour éviter un pléonasme du coeur, le refuse à ceux qui le
possèdent.
Un matin je reçus une dépêche. « SOIS SANS
INQUIÉTUDE. PARTI VOYAGE AVEC MARCEL.
TÉLÉGRAPHIERAI RETOUR. »
Cette dépêche me stupéfia. La veille, il n'était pas
question de voyage. Marcel était un ami dont je ne
pouvais craindre aucune traîtrise, mais que je savais assez
fou pour décider en cinq minutes un voyage, sans
réfléchir combien son partenaire était fragile et qu'une
fugue à l'improviste risquait de devenir dangereuse.
J'allai sortir et me renseigner auprès du domestique de
Marcel lorsqu'on sonna et qu'on introduisit Miss R.,
décoiffée, hagarde et criant : « Marcel nous l'a volé !
Marcel nous l'a volé ! Il faut agir ! En marche ! Que
faites-vous là, planté comme une bûche ? Agissez !
Courez ! Vengez-nous ! Le misérable ! » Elle se tordait les
bras, arpentait la pièce, se mouchait, relevait des mèches,
s'accrochait aux meubles, déchirant des lambeaux de sa
robe.
La peur que mon père n'entendît et ne vînt m'empêcha
de comprendre tout de suite ce qui m'arrivait. Soudain, la
vérité se fit jour et, dissimulant mon angoisse, je poussai
la folle vers l'antichambre en lui expliquant qu'on ne me
trompait pas, qu'il n'existait entre nous que de l'amitié,
que j'ignorais complètement l'aventure dont elle venait de
faire bruyamment l'étalage.
« Quoi, continuait-elle à tue-tête, vous ignorez que cet
enfant m'adore et vient me rejoindre toutes les nuits ? Il
vient de Versailles et il y retourne avant l'aube ! J'ai eu
d'épouvantables opérations ! Mon ventre n'est que
cicatrices ! Eh bien, ces cicatrices, sachez qu'il les
embrasse, qu'il pose sa joue contre elles pour dormir. »
Inutile de noter les transes où me jeta cette visite. Je
recevais des télégrammes : « VIVE MARSEILLE ! » ou «
PARTONS TUNIS ».
Le retour fut terrible. H. croyait être grondé comme un
enfant après une farce. Je priai Marcel de nous laisser
seuls et je lui jetai Miss R. â la face. Il nia. J'insistai. Il nia.
Je le brusquai. Il nia. Enfin, il avoua et je le rouai de
coups. La douleur me grisait. Je frappais comme une
brute. Je lui prenais la tête par les oreilles et la cognais
contre le mur. Un filet de sang coula au coin de sa
bouche. En une seconde, je me dégrisai. Fou de larmes,
je voulus embrasser ce pauvre visage meurtri. Mais je ne
rencontrai qu'un éclair bleu sur lequel les paupières se
rabattirent douloureusement.
Je tombai à genoux au coin de la chambre. Une scène
pareille épuise les ressources profondes. On se casse
comme un pantin.
Tout à coup je sentis une main sur mon épaule. Je levai
la tête et je vis ma victime qui me regardait, glissait par
terre, m'embrassait les doigts, les genoux en suffoquant
et en gémissant : « Pardon, pardon ! Je suis ton esclave.
Fais de moi ce que tu veux. »
Il y eut un mois de trêve. Trêve lasse et douce après
l'orage. Nous ressemblions à ces dahlias, imbibés d'eau,
qui penchent. H. avait mauvaise mine. Il était pâle et
restait souvent à Versailles.
Alors que rien ne me gêne s'il s'agit de parler des
rapports sexuels, une pudeur m'arrête au moment de
peindre les tortures dont je suis capable. J'y consacrerai
donc quelques lignes et n'y reviendrai plus. L'amour me
ravage. Même calme, je tremble que ce calme ne cesse et
cette inquiétude m'empêche d'y goûter aucune douceur.
Le moindre accroc emporte toute la pièce. Impossible de
ne pas mettre les choses au pire. Rien ne m'empêche de
perdre pied alors qu'il ne s'agissait que d'un faux pas.
Attendre est un supplice ; posséder en est un autre par
crainte de perdre ce que je tiens.
Le doute me faisait passer des nuits de veille à marcher
de long en large, à me coucher par terre, à souhaiter que
le plancher s'enfonce, s'enfonce éternellement. Je me
promettais de ne pas ouvrir la bouche sur mes craintes.
Sitôt en la présence de H., je le harcelais de pointes et de
questions. Il se taisait. Ce silence me transportait de
fureur ou me jetait dans les larmes. Je l'accusais de me
haïr, de vouloir ma mort. Il savait trop que répondre était
inutile et que je recommencerais le lendemain.
Nous étions en septembre. Le douze novembre est une
date que je n'oublierai de ma vie. J'avais rendez-vous à
six heures à l'hôtel. En bas, le propriétaire m'arrêta et me
raconta, au comble de la gêne, qu'il y avait eu descente de
police dans notre chambre et que H. avait été emmené à
la Préfecture, avec une grosse valise, dans une voiture
contenant le commissaire de la brigade mondaine, et des
agents en civil. « La police ! m'écriais-je, mais pourquoi ?
» Je téléphonai à des personnes influentes. Elles se
renseignèrent et j'appris la vérité que me confirma vers
huit heures H. accablé, relâché après son interrogatoire.
Il me trompait avec une Russe qui le droguait. Mise en
garde contre une descente, elle lui avait demandé de
prendre à l'hôtel son matériel de fumeuse et ses poudres.
Un apache qu'il avait ramené et auquel il s'était confié
n'avait rien eu de plus pressé que de le vendre. C'était un
indicateur de police. Ainsi, du même coup, j'apprenais
deux trahisons de basse espèce. Sa déconfiture me
désarma. Il avait crâné à la Préfecture et, sous prétexte
qu'il en avait l'habitude, fumé par terre pendant son
interrogatoire devant le personnel stupéfait. Maintenant il
ne restait qu'une loque. Je ne pouvais lui faire un
reproche. Je le suppliai de renoncer aux drogues. Il me
répondit qu'il le voulait, mais que l'intoxication était trop
avancée pour revenir en arrière.
Le lendemain on me téléphona de Versailles qu'après
une hémoptysie on l'avait transporté d'urgence à la
maison de santé de la rue B.
Il occupait la chambre 55 au troisième étage. Lorsque
j'entrai, il eut à peine la force de tourner la tête vers moi.
Son nez s'était légèrement busqué. D'un oeil morne il
fixait ses mains transparentes. « Je vais t'avouer mon
secret, me dit-il, lorsque nous fûmes seuls. Il y avait en
moi une femme et un homme. La femme t'était soumise ;
l'homme se révoltait contre cette soumission. Les femmes
me déplaisent, je les recherchais pour me donner le
change et me prouver que j'étais libre. L'homme fat,
stupide, était en moi l'ennemi de notre amour. Je le
regrette. Je n'aime que toi. Après ma convalescence je
serai neuf. Je t'obéirai sans révolte et je m'emploierai à
réparer le mal que j'ai fait. »
La nuit je ne pus dormir. Vers le matin je m'endormis
quelques minutes et je fis un rêve.
J'étais au cirque avec H. Ce cirque devint un restaurant
composé de deux petites pièces. Dans l'une, au piano, un
chanteur annonça qu'il allait chanter une chanson
nouvelle. Le titre était le nom d'une femme qui régnait sur
la mode en 1900. Ce titre après le préambule était une
insolence en 1926. Voici la chanson :
Les salades de Paris
Se promènent à Paris.
Il y a même une escarole
Ma parole
Une escarole de Paris.
La vertu magnifiante du rêve faisait de cette chanson
absurde quelque chose de céleste et d'extraordinairement
drôle.
Je me réveillai. Je riais encore. Ce rire me sembla de bon
augure. Je ne ferais pas, pensai-je, un rêve aussi ridicule
si la situation était grave. J'oubliais que les fatigues de la
douleur donnent parfois naissance aux rêves ridicules.
Rue B., j'allais ouvrir la porte de la chambre lorsqu'une
infirmière m'arrêta et me renseigna d'une voix froide. « Le
55 n'est plus dans sa chambre. Il est à la chapelle. »
Comment trouvai-je la force de tourner les talons et de
descendre ? Dans la chapelle, une femme priait auprès
d'une dalle où le cadavre de mon ami était étendu.
Qu'il était calme, ce cher visage que j'avais frappé ! Mais
que lui faisait maintenant le souvenir des coups, des
caresses ? Il n'aimait plus ni sa mère, ni les femmes, ni
moi, ni personne. Car la mort seule intéresse les morts.
Dans mon affreuse solitude, je ne pensais pas retourner
à l'Église ; il serait trop facile d'employer l'hostie comme
un remède et de prendre à la Sainte Table un ressort
négatif, trop facile de nous tourner vers le ciel chaque fois
que nous perdons ce qui nous enchantait sur la terre.
Restait la ressource du mariage. Mais si je n'espérais
pas faire un mariage d'amour, j'eusse trouvé déshonnête
de duper une jeune fille.
J'avais connu à la Sorbonne Mlle de S. qui me plaisait par
son allure garçonnière et dont je m'étais souvent dit que,
s'il fallait me marier, je la préférerais à toute autre. Je
renouai nos liens, fréquentai la maison d'Auteuil où elle
habitait avec sa mère, et, peu à peu, nous en vînmes à
considérer le mariage comme une chose possible. Je lui
plaisais. Sa mère craignait de la voir rester vieille fille.
Nous nous fiançâmes sans effort.
Elle avait un jeune frère que je ne connaissais pas parce
qu'il terminait ses études dans un collège de jésuites
auprès de Londres. Il revint. Comment n'avais-je pas
deviné la nouvelle malice du sort qui me persécute et qui
dissimule sous d'autres aspects un destin toujours pareil ?
Ce que j'aimais chez la soeur éclatait chez le frère. Au
premier coup d'oeil, je compris le drame et qu'une douce
existence me demeurerait interdite. Je ne fus pas long à
apprendre que, de son côté, ce frère, instruit par l'école
anglaise, avait eu à mon contact un véritable coup de
foudre. Ce jeune homme s'adorait. En m'aimant il se
trompait lui-même. Nous nous vîmes en cachette et en
vînmes à ce qui était fatal.
L'atmosphère de la maison se chargea d'électricité
méchante. Nous dissimulions notre crime avec adresse,
mais cette atmosphère inquiétait d'autant plus ma fiancée
qu'elle n'en soupçonnait pas l'origine. A la longue,
l’amour que son frère me témoignait se mua en passion.
Peut-être cette passion cachait-elle un secret besoin de
détruire ? Il haïssait sa soeur. Il me suppliait de reprendre
ma parole, de rompre le mariage. Je freinai de mon
mieux. J'essayai d'obtenir un calme relatif qui ne faisait
que retarder la catastrophe.
Un soir où je venais rendre visite à sa soeur, j'entendis
des plaintes à travers la porte. La pauvre fille gisait à plat
ventre par terre, un mouchoir dans la bouche et les
cheveux épars. Debout devant elle, son frère lui criait : « Il
est à moi ! à moi ! à moi ! Puisqu'il est trop lâche pour te
l'avouer, c'est moi qui te l'annonce !
Je ne pus supporter cette scène. Sa voix et ses regards
étaient si durs que je le frappai au visage. « Vous
regretterez toujours ce geste », s'écria-t-il, et il
s'enferma.
Tandis que je m'efforçais de ranimer notre victime,
j'entendis un coup de feu. Je me précipitai. J'ouvris la
porte de la chambre. Trop tard. Il gisait au pied d'une
armoire à glace sur laquelle, à hauteur du visage, on
voyait encore la marque grasse des lèvres et le brouillard
dépoli de la respiration.
Je ne pouvais plus vivre en ce monde où me guettaient
la malchance et le deuil. Il m'était impossible de recourir
au suicide à cause de ma foi. Cette foi et le trouble où je
restais depuis l'abandon des exercices religieux me
conduisirent à l'idée de monastère.
L'abbé X., à qui je demandai conseil, me dit qu'on ne
pouvait prendre ces décisions en hâte, que la règle était
très rude et que je devrais essayer mes forces par une
retraite à l'abbaye de M. Il me confierait une lettre pour le
supérieur et lui expliquerait les motifs qui faisaient de
cette retraite autre chose qu'un caprice de dilettante.
Lorsque j'arrivai à l'abbaye, il gelait. La neige fondue se
transformait en pluie froide et en boue. Le portier me fit
conduire par un moine auprès duquel je marchais en
silence sous les arcades. Comme je l'interrogeais sur
l'heure des offices et qu'il me répondait, je tressaillis. Je
venais d'entendre une de ces voix qui, mieux que des
figures ou des corps, me renseignent sur l'âge et sur la
beauté d'un jeune homme.
Il baissa son capuchon. Son profil se découpait sur le
mur. C'était celui d'Alfred, de H., de Rose, de Jeanne, de
Dargelos, de PAS DE CHANCE, de Gustave et du valet de
ferme.
J'arrivai sans force devant la porte du cabinet de Don Z.
L'accueil de Don Z. fut chaleureux. Il avait déjà une
lettre de l'abbé X. sur sa table. Il congédia le jeune moine.
« Savez-vous, me dit-il, que notre maison manque de
confort et que la règle est très dure ? — Mon père,
répondis-je, j'ai des raisons de croire que cette règle est
encore trop douce pour moi. Je bornerai ma démarche â
cette visite et je garderai toujours le souvenir de votre
accueil. »
Oui, le monastère me chassait comme le reste. Il fallait
donc partir, imiter ces Pères blancs qui se consument
dans le désert et dont l'amour est un pieux suicide. Mais
Dieu permet-il même qu'on le chérisse de la sorte ?
C'est égal, je partirai et je laisserai ce livre. Si on le
trouve, qu'on l'édite. Peut-être aidera-t-il à comprendre
qu'en m'exilant je n'exile pas un monstre, mais un
homme auquel la société ne permet pas de vivre
puisqu'elle considère comme une erreur un des
mystérieux rouages du chef-d'oeuvre divin.
Au lieu d'adopter l'évangile de Rimbaud : Voici le temps
des assassins, la jeunesse aurait mieux fait de retenir la
phrase : L'amour est à réinventer. Les expériences
dangereuses, le monde les accepte dans le domaine de
l'art parce qu'il ne prend pas l'art au sérieux, mais il les
condamne dans la vie.
Je comprends fort bien qu'un idéal de termites comme
l'idéal russe, qui vise au pluriel, condamne le singulier
sous une de ses formes les plus hautes. Mais on
n'empêchera pas certaines fleurs et certains fruits de
n'être respirés et mangés que par les riches.
Un vice de la société fait un vice de ma droiture. Je me
retire. En France, ce vice ne mène pas au bagne à cause
des moeurs de Cambacérès et de la longévité du Code
Napoléon. Mais je n'accepte pas qu'on me tolère. Cela
blesse mon amour de l'amour et de la liberté.
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