« Ich bin el Miboun von Yasmine. » *
J’ai toujours rêvé d’être une diva arabe. Le genre Oum Kalsoum ou Fayrouz planant sur des foules de mecs en délire. C’est un fantasme très complet : je m’identifie à l’icône adulée entourée de son orchestre de vieux messieurs en pingouins, au gros moustachu à l’air de flic qui pleure comme s’il retrouvait enfin sa mère qui ondule avec ses potes en criant des mots d’amour à celle qui n’écoute que sa musique et ne regarde qu’elle-même, évadée et triomphante. Au fond, je suis tout le concert, englouti dans cette vague de désir fou qui le submerge, entre la diva qui l’appelle avec la fausse indifférence souveraine de celle qui connaît sa puissance et le public qui jouit intensément de l’instant présent comme un seul homme oubliant qu’il n’est qu’un ramassis de pauvres types passant le reste de leur vie dans l’humiliation, la peur et l’amertume. Il y a quelque chose de primaire et de brutal dans les grands concerts arabes, un carambolage de joie enfantine qui console de la perpétuelle inquiétude et d’avidité sensuelle qui fuse de partout quand le sexe est général constamment codifié, divisé, réprimé. C’est peut-être pour cela qu’ils durent si longtemps à force de longer la frontière qui les sépare des jours maussades où traîne une sensation de désespoir obscur. Les plus beaux opéras, les meilleurs récitals peuvent procurer un immense plaisir, mais pas cette impression de compensation âpre dans une atmosphère d’orgasme collectif où tout ce qu’il y a de vulgaire en moi trouve enfin son compte et sa revanche. En plus, je ne comprends presque pas cette langue rauque même si je parviens à détacher les mots de la mélopée, à isoler les « Habibis – mon amour » qui scandent une chanson après l’autre. C’est l’essentiel, je n’ai pas besoin d’en savoir plus, tout le reste est mystérieux comme la violence et c’est très bien comme ça. Enfin il existe des traductions, ce sont des poèmes dont les paroles sont souvent simples et belles et c’est d’ailleurs pour cela que l’on se les récite si facilement du Maroc à l’Irak, mais en même temps j’ai du mal à les retenir, je les trouve finalement plus fades que le secret.
Amina Farkhet (photo), la bombe tunisienne, n’a pas bonne réputation dans les dîners chics de Sidi Bou Saïd et d’Hammamet. On la trouve commune et ordinaire, une effrontée sortie du Bled, mangeuse d’hommes qui baigne sa voix dans la fumée et l’alcool et pille sans vergogne le répertoire sacro-saint de la Grande Dame de l’Orient, de la Madone de Beyrouth et de Warda l’Algérienne au cœur tendre. En écoutant ce que l’on disait sur elle, j’avais tout de suite compris qu’elle était pour moi et je n’ai pas été déçu. Au théâtre en plein air ouvrant sur la mer, dégorgeant de monde jusque sur la plage, avec les resquilleurs venus à la nage, les gosses accrochés dans les arbres, les filles voilées dansant et chantant comme les rescapées du lent naufrage auquel les condamne la loi des mâles et les frères aux torses nus qui faisaient virevolter leur chemise trempée au-dessus de leur tête comme des drapeaux, ce fut une nuit de feu comme je n’en ai jamais connu d’autres. J’étais l’unique Français dans toute cette houle arabe, reconnu avec chaleur puis oublié par la tourmente, disparu en quelque sorte et libéré de toute entrave. Egalement seule, quoique cernée par une petite bande de voyous sauvages, une travelote allemande sur le retour, blonde et bonne fille comme Sabah l’autre étoile du Liban, est tout de même parvenue à repérer. Elle s’est glissée près de moi, tout contre la scène, les yeux brillants d’une lueur fauve. Elle connaissait déjà tous les refrains par cœur et s’est présentée, entre deux reprises d’Amina, en chuchotant à mon oreille : « Ich bin el Miboun von Yasmine. » Ce fut la seule note un peu triste de la soirée, je me suis dit que j’avais encore du chemin à faire.
*Germano-arabe : « Je suis la folle d’Hammamet Sud »
Frédéric Mitterrand© Têtu N° 126 – 10/07
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